Meghan Markle, ou l’impossibilité de s’autodéfinir

Le documentaire Meghan et Harry, sur Netflix, a suscité de nombreuses discussions avec mes amies de tous les horizons.

L’une d’entre elles me disait qu’elle avait de la difficulté à croire Meghan Markle lorsqu’elle disait qu’elle ne se voyait pas comme une femme noire. Comment pouvait-elle avoir une telle perception de son identité et, en même temps, prétendre être discriminée?

Pour Meghan, la question de l’identité est centrale. Dans le Elle américain, en 2015, elle s’exprimait sur cette question ainsi que sur la recherche de sa voix comme femme métisse issue de l’union d’un blanc et d’une noire, une femme biraciale.

Longtemps, ses parents ont tout fait pour lui épargner les affres du racisme. Elle n’était pas noire, mais plutôt exceptionnelle.

On ne choisit pas sa race

C’est lors d’un recensement qu’elle a dû choisir une seule identité. Sa professeure lui a suggéré qu’elle était caucasienne, puisque c’est ainsi qu’on la percevait. Meghan a reposé son stylo. Elle ne pouvait nier une partie d’elle-même, renier son identité noire, renier sa mère. Comment vivre avec « la tristesse de sa mère si elle le découvrait »? Le formulaire est resté vierge.

Elle est devenue : une « misfit », une « outsider ». C’est ainsi que la protection érigée par ses parents s’est écroulée, elle a dû faire face à la marginalisation et à la violence.

Son père blanc, qui lui a le privilège de se définir, lui a alors suggéré de choisir sa propre identité, de dessiner sa propre case.

Force est de constater que ce n’est pas vraiment possible pour les femmes noires de se définir elles-mêmes.

Mais quand l’enjeu est le construit social qu’est la race, ce n’est pas si simple de dessiner sa propre case.

Se définir est totalement antinomique avec le concept de « race ». Ce construit est socialement imposé et n’est pas sujet à des choix individuels. Ce construit vise à catégoriser les individus afin de garantir des privilèges aux personnes de « race blanche ».

Comment, encore aujourd’hui, la société est-elle imprégnée du mythe créé au temps de l’esclavage, voulant qu’une goutte de sang noir fasse de vous une personne noire? À quel moment cette goutte cesse-t-elle d’avoir du pouvoir sur certaines destinées?

On ne peut ignorer le racisme

Déjà, alors qu’elle était à l’université, une des amies de Meghan Markle avait laissé sous-entendre que le divorce de ses parents allait de soi : ses parents formaient un couple biracial. Cette allusion raciste a ouvert « la boite de Pandore de la discrimination ». Meghan s’est empressée de la refermer, ce n’était que partie remise.

Alors qu’une personne blanche s’est adressée à sa mère en utilisant le mot « N », elle s’est tue. Une colère a envahi Meghan, alors que sa mère, réprimant des larmes d’indignation, serrait le volant de la voiture si fort que ses jointures blanchissaient. Au lieu de parler de l’abus racial qu’elles venaient de vivre, Meghan a tout balayé sur le tapis et comme le font si souvent les blanc·hes, a murmuré à sa mère : « C’est bon, maman »…

Vraiment?

Le mot « N » qui nous est envoyé au visage sans avertissement, nous, les personnes noires, nous connaissons cette expérience. Et balayer sous le tapis ne change pas les choses, cela ne fait que léguer le problème aux autres. C’est un choix qui n’en est pas un. Le racisme doit être dénoncé pour soi et surtout pour protéger ceux qui suivront.

Balayer sous le tapis ne change pas les choses.

Cela fait surgir un douloureux souvenir. Notre famille attendait mon père alors qu’il essayait des costumes chez Eaton. Une vendeuse parlant à une de ses collègues a désigné mon père en disant que le « N » ne se décidait pas… Moi, consciente de la mise en scène sociale qui affecterait mes jours, je me suis adressée à la vendeuse en lui rappelant que mon père était son client et qu’elle devait le respecter. Je n’avais pas dix ans.

Moi aussi, j’ai un héritage mixte, mais j’ai toujours su que je ne pouvais pas revendiquer cet héritage, la société s’étant chargée de me définir par la couleur de ma peau, et je n’ai pas d’option.

La question que pose la duchesse de Sussex, c’est la possibilité pour les femmes noires de se définir elles-mêmes. Force est de constater que ce n’est pas vraiment possible.

Certain·es Noir·es ont intériorisé le racisme omniprésent et en viennent à considérer le passing (le fait de parvenir à passer pour blanc·he) comme la seule option, la seule possibilité pour faire reconnaitre leur dignité humaine.

Le dilemme auquel est confrontée la duchesse de Sussex n’est pas nouveau. Des œuvres littéraires ont traité du passing racial.

Dans La tache, de Philip Roth, le personnage principal prend l’ultime décision de cacher le fait qu’il a des ancêtres noir·es afin d’éviter les affres du racisme. Ce choix cornélien lui permet d’accéder à une position sociale à laquelle il n’aurait pas pu rêver. Le roman met en exergue que ce choix, qui n’en est pas vraiment un, a des coûts multiples, dont des coûts psychologiques importants.

On ne se défait pas si facilement du spectre de l’esclavage

Dans La fille du président, roman de Barbara Chase Riboud, le président en question n’est nul autre que Thomas Jefferson, qui a rédigé la constitution américaine, et sa fille est Harriet, enfant qu’il a eue avec son esclave Sally Hemings. Harriet fuit le Sud vers Philadelphie afin de changer d’identité raciale et devenir blanche – elle y parviendra, mais à quel prix… Le livre dépeint la société américaine et son histoire raciale avec brio.

Thomas Jefferson a bel et bien eu des enfants avec Sally Hemings, qui était la demi-sœur mineure de sa défunte épouse Martha Wayles, née du propriétaire d’esclaves John Wayles et de l’une de ses esclaves. Mais quelle importance : Sally était son bien, son ventre, sa propriété, et leurs enfants, ses esclaves.

Malgré cela, Jefferson a choisi de maintenir la suprématie blanche et l’esclavage alors qu’il libérait les Américain·es d’ascendance européenne du joug de l’Empire britannique.

L’esclavage et son fruit, le racisme, restent une toile de fond dans l’histoire de la duchesse et de la famille royale.

Se définir est totalement antinomique avec le concept de « race ».

Rappelons qu’au milieu du 18e siècle, les Britanniques expatriaient chaque année des dizaines de milliers d’Africain·es depuis la côte ouest vers l’Amérique afin de satisfaire leurs besoins insatiables d’esclaves pour exploiter leurs plantations dans les Caraïbes.

Ces voyages à sens unique qui ont transformé les Africain·es en esclaves sont au cœur de l’histoire de l’Empire britannique. En 1757, le Universal Dictionary of Trade and Commerce définit l’Empire britannique comme « une magnifique superstructure de commerce américain et de puissance navale sur une fondation africaine ».

Utilisant la « race » comme outil d’oppression, certains philosophes anglais se sont chargés de transformer des hommes et des femmes noir·es en biens transférables.

Alors, dans un tel Empire, qui a entériné le Brexit, on peut se demander si le passage de Meghan Markle au sein de « la firme » aurait se passer autrement.

Tout comme nous, la duchesse de Sussex a dû constater qu’il y a des limites pour une femme noire de se définir. Aujourd’hui encore, la race reste une tache indélébile.