Misogynoir : pour que les Carla retrouvent leur liberté d’expression
Nous devons développer une réponse adaptée aux diverses formes de misogynie, dont la misogynoir, cette haine dirigée spécialement envers les femmes noires pour les faire taire et qui a pour conséquence de défendre le statu quo sexiste et raciste.
La semaine dernière, les réalisatrices du documentaire Je vous salue salope se sont présentées à l’Assemblée nationale pour demander des actions contre la misogynie (haine des femmes) en ligne.
Une initiative louable, mais pour lui donner toute sa portée, il faut aussi comprendre que le féminisme qui occupe l’espace public n’est pas universel. Les femmes noires vivent des oppressions intersectionnelles fondées en même temps sur le sexisme et sur le racisme. L’absence de modèles positifs valorisant les femmes noires dans la société et l’absence de conversation anti-oppression a créé un terreau fertile à la misogynoir.
Phénomène mondial et transhistorique, la misogynoir combine la misogynie et le construit social qu’est la race « noire », mettant ainsi l’accent sur l’expérience particulière de la misogynie par les femmes noires. Puisqu’elle se fonde sur l’oppression simultanée et intersectionnelle de race et du genre, elle s’applique tant aux femmes noires qu’aux femmes racisées et aux femmes autochtones.
Le féminisme qui occupe l’espace public n’est pas universel.
Selon Moya Bailey, cette violence sexiste et raciste vise toutes les femmes noires (incluant les femmes queers et trans). Elle renvoie à une myriade de façons dont les femmes noires sont dépeintes, dépréciées, dévalorisées, déshumanisées, voire pathologisées dans la société, notamment par les médias et sur les réseaux sociaux.
Les violences en ligne, au service de la suprématie blanche
Quant à la violence numérique (ou cyberviolence) découlant de l’utilisation abusive de technologies et d’outils numériques, elle prend de multiples formes telles que des abus et du harcèlement numérique. Elle peut se combiner à de la violence physique, sexuelle ou encore psychologique.
Lors de son passage à Québec, Léa Clermont-Dion a souligné qu’après avoir défendu la campagne « Stop les cyberviolences » à Tout le monde en parle, elle a reçu nombre de messages « sexistes, désobligeants, de menaces de mort et de menaces de viol ». Selon elle, « ce n’était pas par hasard. Ils se sont mis en meute ».
La meute réfère ici au concept de mobbing qui tire sa source « du terme anglais mob, qui désigne un regroupement plus ou moins incontrôlable de personnes cherchant à exercer de la violence », selon la professeure de science politique Eve Seguin. Elle définit le mobbing comme un processus collectif et délibéré, violent voire d’une extrême violence, « que la littérature spécialisée compare au génocide et au viol ».
Historiquement, la violence a toujours été utilisée comme arme pour maintenir le statu quo et faire taire celles qui demandent des changements sociaux.
La violence numérique a une portée importante chez les femmes racisées ou marginalisées, car elle prend aussi assise sur des systèmes d’oppression tels que la suprématie blanche qui est « l’idéologie fondée sur un système complexe de croyances qui sous-entendent la suprématie des valeurs culturelles et des normes des peuples d’origine européenne par rapport aux autres groupes humains ». Les femmes noires sont donc les plus vulnérables aux diverses formes de violence, aux abus et au harcèlement en ligne.
Historiquement, la violence a toujours été utilisée comme une arme afin de maintenir le statu quo et ainsi faire taire celles et ceux qui demandent des changements sociaux. En effet, l’histoire de la lutte pour l’obtention des droits fondamentaux est ponctuée de violence, outil utilisé par la suprématie blanche qui a fait des victimes : Nelson Mandela, Malcom X, Martin Luther King.
Ceci n’est pas s’en rappeler les objectifs initiaux du mouvement #MeToo, tel qu’il avait été élaboré par Tarana Burke, visant à rendre du pouvoir aux personnes victimes d’agressions sexuelles, plus spécifiquement aux jeunes femmes noires particulièrement vulnérables. En fait, il s’agissait d’une des façons de dénoncer la misogynoir.
Alors qu’une approche systémique devrait être mise de l’avant pour contrer toutes les violences, les victimes sont laissées à elles-mêmes et la prévention et la recherche de solutions reposent sur les épaules des survivantes qui doivent composer avec les traumatismes de telles violences. Elles qui n’ont pas les leviers pour mettre en œuvre les réponses systémiques qui tiennent compte du contexte social des victimes.
L’histoire de Carla
La misogynoir se manifeste aussi au Québec. À titre d’exemple, le témoignage en 2021 de Carla Beauvais dans Elle Québec.
Mme Beauvais, qui s’est évertuée à dénoncer le racisme sous toutes ses formes, est notamment l’instigatrice en 2017 du Gala Dynastie, qui récompense l’excellence dans les communautés noires, et en 2020 de la bannière Black Lives Matter sur la rue Sainte-Catherine.
Elle a utilisé sa voix pour que la justice soit non seulement sociale, mais aussi raciale. Après avoir été la cible de deux chroniqueurs masculins d’un média écrit de Montréal, elle a subi la misogynoir, elle a reçu un tsunami de « propos haineux, d’appels à [s]on domicile, de menaces de mort et [elle a] fait l’objet d’une plainte à la police pour incitation à la haine raciale ».
Cette plainte étant une forme de représailles pour lui imposer le silence : une façon de la bâillonner. Seule devant la déferlante, elle a vécu l’horreur : un lynchage en règle. Pourquoi? Pour avoir exercé son droit, celui de demander la justice.
Or, nous le savons, tant la misogynoir que la violence numérique nous le rappellent : toutes les idées, toutes les voix ne sont pas entendues. Le marché des idées est un marché biaisé puisqu’il favorise le discours dominant, créant ainsi une hégémonie.
Elle a vécu l’horreur, un lynchage en règle pour avoir exercé son droit, celui de demander la justice.
Craignant pour sa vie, elle a cédé : elle s’est tue. Bref, elle a renoncé à la place qu’elle avait durement acquise dans l’espace public. C’est aussi cela la misogynoir : renoncer, ne plus s’exprimer, perdre notamment ce droit fondamental qu’est la liberté d’expression. Pour Mme Beauvais, cette liberté est devenue un luxe qu’elle ne pouvait plus se permettre.
Lorsque l’on parle de violence numérique, il faut donc tenir compte des conséquences spécifiques de la misogynoir. Ainsi, toute solution, toute politique publique devraient tenir compte des répercussions particulières de la violence numérique sur les femmes racisées, les femmes autochtones et les femmes marginalisées en se fondant sur des données ventilées. Il en va de l’efficacité des réponses gouvernementales et de la sécurité de toutes les femmes.