Mettre fin à l’exploitation des journalistes pigistes
Les revenus des journalistes pigistes n’ont pas augmenté depuis au moins dix ans. Face à cette injustice, les grands médias doivent impérativement réviser leur tarif.
Le 8 décembre dernier, la Fédération nationale des communications et de la culture (FNCC-CSN) et l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ) ont publié les résultats d’un sondage qui concerne le déclin des conditions de travail des journalistes pigistes au Québec.
Les constats sont alarmants : bien que les journalistes pigistes – qui sont des travailleur·euses indépendant·es – fournissent des articles à presque tous les grands médias, leurs revenus n’ont pas augmenté depuis au moins dix ans. Alors que l’inflation atteint presque les 7 % cette année, les revenus des pigistes ne franchissent que très rarement les 30 000 $ par année.
Comment justifier l’existence d’une telle sous-classe de travailleur·euses culturel·les au Québec? Comment la justifier alors que des médias comme Le Devoir, La Presse, Radio-Canada, Les Affaires, Le Soleil et Le Journal de Montréal font tous appel à des journalistes indépendant·es pour écrire leurs articles, prendre leurs photos ou effectuer leur recherche?
Les subventions publiques libèrent de l’argent qui pourrait être redistribué aux travailleur·euses les plus vulnérables comme les pigistes ou les surnuméraires.
Les médias n’ont pourtant plus d’excuses pour fermer les yeux devant la situation des pigistes. Depuis la pandémie de 2020-2022, de nombreuses entreprises de presse ont obtenu plusieurs subventions publiques qui leur ont permis de sortir la tête de l’eau. Ces programmes, par exemple les crédits d’impôt sur la masse salariale ou l’initiative pour le journalisme local, ont aidé les entreprises à renflouer leur coffre et à augmenter leur masse salariale.
Si ces programmes sont souvent temporaires et ne règlent pas la crise des médias (comme je le mentionnais dans un autre texte), il reste qu’ils libèrent de l’argent qui pourrait être redistribué aux travailleur·euses les plus vulnérables comme les pigistes ou les surnuméraires.
Mais rien ne se passe. Pourquoi? Qui capte cette manne?
Le Devoir : le mauvais élève
Le journal Le Devoir est un exemple admirable d’un média en croissance qui entretient pourtant plusieurs journalistes sous-payé·es dans son orbite.
Depuis la fin de la pandémie, Le Devoir a entre autres mis sur pied un balado qui résume l’actualité du jour, tout en créant plusieurs initiatives pour numériser son contenu.
Pendant ce temps, ce journal propose toujours un tarif d’environ 50 $ le feuillet pour chaque pige. Pour un article d’environ 800 mots ou 5000 caractères, le quotidien offrira donc un chèque de 150 $ à ses collaborateur·trices indépendant·es, et ce peu importe la recherche effectuée en amont de la réalisation du reportage.
Pour justifier ces miettes, Le Devoir joue en coulisses sur son image et sur son prestige. Beaucoup de journalistes sont simplement ravi·es de voir leur nom apparaître sur les pages d’un média à la réputation si prestigieuse. La rémunération est avant tout ici symbolique : travailler pour Le Devoir devient un travail aspirationnel qui donne du prestige et qui permet d’ouvrir les portes vers d’autres contrats à long terme.
Mais à quel point peut-on jouer sur la santé financière et mentale de ses collaborateur·trices sans en subir les conséquences?
Les pigistes du Devoir en ont vraisemblablement assez. Devant le refus de la direction de négocier de nouveaux tarifs, ils et elles écrivent dans une lettre ouverte publiée le 8 décembre qu’ils sont en colère contre leur direction : « Pour nous qui, depuis des années – voire des décennies – mettons nos efforts et nos compétences au service du journal malgré une rémunération de misère et malgré l’absence de toute forme de sécurité d’emploi, cette réponse [de la direction] a eu l’effet d’un couteau en plein cœur. […] En plus d’être blessante, l’attitude cavalière de la direction du Devoir envers ses artisanes et artisans nous semble en contradiction complète avec les valeurs autrement affichées par le journal. »
Le Devoir n’a ainsi aucune excuse. S’il ne veut pas voir sa fameuse réputation pâlir devant ses yeux, il doit redistribuer.
À quel point peut-on jouer sur la santé financière et mentale de ses collaborateur·trices sans en subir les conséquences?
Gare à la cooptation des pigistes
Il serait probablement facile pour les entreprises de presse d’ignorer les demandes des pigistes qui ne constituent pas une grande masse de travailleur·euses et dont les services varient selon l’offre et la demande.
Mais le problème est le suivant : moins les pigistes seront payé·es par les médias d’information, plus ils et elles se tourneront vers des sources de revenus alternatifs, par exemple dans le monde de la communication privée. Les médias ont tout à y perdre.
La professeure de journalisme à l’Université de Montréal Mirjam Gollmitzer nomme ce phénomène la « cooptation des pigistes » par les entreprises privées de la communication.
Des travailleur·euses culturel·les avec une bonne image publique sont coopté·es par des entreprises privées qui s’en servent pour bonifier leur image de marque.
De nombreuses entreprises comme des agences de publicité ou de communication marketing recrutent déjà des journalistes indépendant·es pour des contrats qui triplent, voire quadruplent leurs tarifs habituels. Ces mouvements constituent une véritable saignée pour les médias, alors que des travailleur·euses culturel·les avec une bonne image publique sont coopté·es par des entreprises privées qui s’en servent pour bonifier leur image de marque.
Alors que la sphère des relations publiques est en pleine expansion – il y aurait quatre ou cinq relationnistes pour un journaliste au Québec –, il est impératif de retenir les journalistes de qualité dans l’orbite de la communication publique.
Le monde de la pige n’est plus un choix ou un loisir, il constitue bien souvent un passage obligé pour des journalistes en début de carrière. Or ce passage est couramment un chemin de croix pour de nombreux talents, qui choisissent plutôt de « quitter la profession », comme l’analysaient Jean-Marie Charon et Adénora Pigeolat dans leur dernier livre Hier journalistes.
Ce n’est qu’un début
Précisons que cette campagne des pigistes ne touche que les tarifs de base. Il y aurait bien d’autres choses à dire sur le droit d’auteur des journalistes indépendant·es, qui a été attaqué par de nombreux nouveaux types de contrats depuis le début des années 2000 : des contrats qui obligent souvent les pigistes à céder leurs droits aux dépens du processus de convergence.
Les droits d’auteur des écrivain·es indépendant·es sont un autre énorme champ de bataille où tout reste à jouer, tout comme les revendications des pigistes d’être ajouté·es dans la dernière modification de la Loi sur le statut de l’artiste par le gouvernement du Québec. Cette inclusion pourrait leur permettre de se protéger contre le harcèlement au travail.
Mais tout cela sera pour une autre histoire.
Samuel Lamoureux est candidat au doctorat en communication à l’Université du Québec à Montréal. Il se spécialise en études médiatiques et en critique de l’économie politique.