Non, la crise des médias n’est pas terminée

LETTRE D’OPINION | Se réjouir des embauches récentes sans prendre en compte le contexte plus large de la crise des médias est un symptôme d’amnésie institutionnelle. Il faudra pourtant un peu de mémoire pour ne pas répéter les mêmes erreurs qui ont causé la crise.

Depuis que nous sommes sorti·es du plus fort de la pandémie de COVID-19, force est de constater que les nouvelles semblent s’être calmées du côté des médias. Les dernières années nous avaient pourtant habitué·es à un climat de « crise » : des journaux fermaient leurs portes (Vice Québec, Huffington Post, Voir), la plupart des médias effectuaient des mises à pied, les géants du web accaparaient 80 % des revenus publicitaires, etc.

Or, depuis quelques semaines, les bonnes nouvelles semblent s’accumuler : plusieurs journaux, dont Le Devoir ou l’Actualité, ont réembauché des dizaines de journalistes. Un récent projet de loi, déposé en avril dernier par Ottawa, forcera Google et Facebook à signer des ententes avec les médias. Les journalistes pigistes ont, quant à eux et elles, mené une féroce bataille pour être inclus dans le projet de loi sur le statut de l’artiste, une bataille qui pourrait reprendre lors de l’élection du prochain gouvernement provincial cet automne. La crise des médias est-elle donc terminée?

Il serait tentant de le proclamer, mais pourtant, rien n’est moins sûr.

Une crise structurelle

Il faudrait tout d’abord rappeler quelques faits essentiels à propos de la longue crise que nos médias vivent depuis le début des années 2000. Il ne s’agit pas d’une crise ordinaire, mais bien d’une crise structurelle qui a remis en question les fondements mêmes sur lesquels nos institutions médiatiques se sont construites.

Depuis le début du 20e siècle, les médias de masse avaient choisi de se tourner vers le journalisme d’information grand public, car ce modèle permettait d’engranger un maximum de revenus publicitaires. Or, les revenus publicitaires des quotidiens canadiens provenant des petites annonces sont passés de 875 millions $ à 119 millions $ entre 2005 et 2015, comme l’explique le rapport Le Miroir éclaté publié en 2017 par l’organisme indépendant Forum des politiques publiques. On parle ici d’une véritable saignée (au profit des géants du numérique) qui a sonné l’arrêt de mort de multiples médias, surtout des médias régionaux ou communautaires.

Les médias en ligne comme Buzzfeed ou Vice ont bien tenté de prendre le relais de ces médias en déclin. Or, la grande majorité des nouveaux emplois créés en journalisme à partir des années 2000 ont été des emplois précaires, souvent à temps partiel, qui ne palliaient pas les fermetures généralisées.

Surtout, ces nouveaux emplois étaient stressants et forçaient les journalistes à entrer en compétition les un·es contre les autres pour des bouchées de pain, ce qui a provoqué des phénomènes de détresse psychologique.

Aujourd’hui, le travail dans les salles de rédaction est toujours caractérisé par plusieurs facteurs alimentant les problèmes de santé mentale, notamment un grand décalage entre l’effort et les récompenses ou encore des modèles hiérarchiques rigides qui manquent de cohérence au plan organisationnel.

Les experts ou expertes qui proclament avec enthousiasme que les salles de rédaction se cherchent constamment des stagiaires parmi les étudiants et les étudiantes ne prennent donc pas en considération que les conditions de travail proposées sont souvent misérables et poussent un bon nombre de ces recrues vers une sortie précoce du métier.

Soulignons aussi que, pendant ce temps, le marché des relations publiques connaît un essor fulgurant, ce qui a incité plusieurs journalistes à faire le saut vers cet autre domaine ou du moins à jouer sur la mince ligne en effectuant de l’écriture corporative ou du marketing de contenu.

Une embellie qui n’endigue pas la crise

Ce rappel des faits est absolument nécessaire pour sortir du présentisme qui qualifie si bien le milieu journalistique. Car les créations d’emplois récentes, si on peut s’en réjouir, sont loin de pallier les pertes d’emplois des quinze ou vingt dernières années.

Daniel Giroux, du Centre d’étude sur les médias de l’Université Laval, le dit très clairement dans son dernier état des lieux des médias d’information au Québec : « De décembre 2016 à décembre 2021, le nombre d’employés a baissé de 29 % pour ce qui est de l’ensemble des éditeurs et de 28 % dans le cas de la radiotélévision. À titre de comparaison, soulignons que le domaine de la publicité, des relations publiques et des services connexes a plutôt connu une hausse de ses effectifs de 24 % pendant la même période ».

De plus, au moins deux autres bémols doivent être ajoutés à l’argument de l’embellie actuelle. Premièrement, de nombreux emplois récents ont été créés à l’aide de programmes gouvernementaux qui pourraient ne pas être renouvelés dans les prochains mois ou les prochaines années. C’est le cas des crédits d’impôt sur la masse salariale proposés par Québec et par Ottawa, mais aussi de quelques fonds comme l’Initiative de journalisme local ou encore le Programme d’aide à l’adaptation numérique pour la presse écrite, qui sera épuisé en 2024.

Comment réagiront les grands médias une fois ces mesures épuisées? Que feront-ils dans le cas de l’élection d’un gouvernement conservateur qui sabrerait encore plus les dépenses?

Il faut également rappeler qu’un grand nombre des emplois ajoutés dans les dernières semaines l’ont été dans des programmes de transition numérique qui vont renforcer la dépendance des médias envers les grandes plateformes que sont Facebook ou Google. Un coup d’œil rapide sur ces offres d’emploi démontre que les journaux cherchent avant tout des vidéastes, des gestionnaires de contenu, des éditeurs multimédias ou encore des programmeurs informatiques.

Ces nouvelles embauches ont ironiquement tendance à renforcer la plateformisation des médias, c’est-à-dire à augmenter la dépendance des médias envers les grandes plateformes numériques, alors que c’est spécifiquement cette dépendance qui a aggravé la crise des médias.

Des stratèges numériques seront par exemple appelés en renfort pour adapter les articles au SEO – le Search engine optimization – dans le but de favoriser la « découvrabilité » des articles.

Tous ces changements se jouent d’ailleurs sous un fond de déterminisme technologique où les lecteurs et les lectrices sont souvent traité·es comme des robots qu’il faudrait rejoindre grâce à des techniques de design persuasif et non comme des êtres réflexifs qui souhaiteraient possiblement une relation de proximité avec les journalistes qui les entourent.

De l’amnésie institutionnelle

Comment, alors, expliquer que certain·es semblent séduit·es par ce discours de la sortie de crise? Lors d’une récente conférence tenue en Europe sur l’avenir des médias, j’ai entendu un chercheur écossais, Christopher Silver, parler « d’amnésie institutionnelle » pour désigner la manière dont le milieu médiatique avait tendance à constamment oublier son passé aux dépens d’une dépendance aux performances immédiates.

Se réjouir des embauches récentes sans prendre en compte le contexte plus large de la crise des médias est précisément un symptôme d’amnésie institutionnelle. Il faudra pourtant un peu de mémoire pour ne pas répéter les mêmes erreurs qui ont causé la crise.

Il faudra surtout se rappeler que la crise des médias ne sera surmontée que quand les journalistes saisiront ensemble leur destin collectif. Cela veut dire une autonomisation de la puissance d’agir collective face aux forces qui tentent constamment de la réduire ou encore de la fragmenter en une compétition délétère. On peut penser à des vagues de syndicalisation dans certains cas, mais aussi à des initiatives autonomes comme des alliances stratégiques pour contrer les grandes plateformes ou encore à des transitions vers des modèles alternatifs comme des coopératives ou des médias de solution.

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