On le sait, l’extrême droite monte en puissance dans la politique occidentale. Quand on pense à la Suède, à l’Italie ou à la France, le Québec peut se sentir rassuré puisqu’il a élu un gouvernement que les médias les plus lus aiment appeler « d’extrême centre ».
Or, quand on entend notre premier ministre, lecteur assidu de Mathieu Bock-Côté, ce fier défenseur de la théorie du grand remplacement, professer que les immigrant·es non francophones sont une menace pour les Québécois·es, il est difficile de voir un juste milieu, un discours posé et réfléchi, qui s’ancrerait d’une quelconque façon au centre politique.
Selon François Legault (et selon à peu près tous les médias québécois), le français est en déclin au Québec, notre culture est en péril, et la faute reviendrait aux personnes immigrantes.
Une peur infondée
Il va sans dire que la statistique sur laquelle se fondent toutes ces alarmes est problématique, car ce n’est pas vraiment le français qui diminue, mais bien le français comme langue maternelle ou comme langue parlée à la maison.
La grande majorité des nouveaux et nouvelles arrivant·es finissent par apprendre le français, mais les statistiques utilisées et manipulées par nos ministres ne les prennent pas en compte. Alors, si on parle espagnol à la maison, mais français au travail, on n’est tout simplement pas considéré·e comme francophone. C’est comme si le fait d’avoir un accent nous plaçait hors de la francophonie.
D’ailleurs, si l’apprentissage peut être un peu plus long pour les parents, il n’en demeure pas moins que la seconde génération parlera rapidement français, puisqu’elle sera scolarisée dans cette langue grâce à la loi 101.
C’est comme si le fait d’avoir un accent nous plaçait hors de la francophonie.
Bien qu’il y ait certainement du chemin à faire pour s’assurer que le français soit parlé sur les lieux de travail dans le monde des affaires de Montréal, le discours amalgamant immigration et disparition de notre langue est inquiétant. Puisque la langue française se définit, pour plusieurs, comme le cœur de notre identité, imaginer sa disparition revient pratiquement au même qu’imaginer la disparition des Québécois·es.
Or, la réalité n’est pas si sombre. Près de 94 % des citoyen·nes parlent le français. Sans parler des institutions s’assurant de sa protection, comme l’Office québécois de la langue française, mais aussi des médias, des maisons d’édition et d’une production culturelle francophone importante.
Démoniser les immigrant·es
Mais le discours politique et médiatique demeure alarmant : l’anglais parlé par les personnes issues de l’immigration va remplacer le français si on ne fait rien. Nous sommes menacé·es. Nous serons remplacé·es.
Parler de protection de la langue met fin au débat dès qu’on l’ouvre : quel·le francophone se positionnerait contre le français? Cette triste stratégie rhétorique réussit ainsi à camoufler une analogie dangereuse. La théorie du grand remplacement prend ainsi, chez nous, des couverts plus insidieux, car elle est exprimée à travers le prisme d’un protectionnisme linguistique auquel on ne peut s’opposer. On parle de protéger la langue en associant sa prétendue disparition à l’Autre, cette personne étrangère qui ne me ressemble pas et qui va progressivement éliminer ma langue, ma culture, mon identité.
Il n’est donc pas étonnant de voir que les victimes collatérales de la loi 96 (réforme de la loi 101 sur la langue française) seront les personnes immigrantes non francophones (les femmes, surtout, qui devront, en six mois, apprendre le français sans quoi elles n’auront plus accès aux services publics).
Ce seront aussi les étudiant·es autochtones issu·es de communautés anglophones qui, après avoir dû apprendre et maîtriser la langue du colonisateur anglais, devront maintenant apprendre et maîtriser la langue d’un autre oppresseur pour obtenir un diplôme collégial. Paradoxalement, aucune mesure n’est prise pour protéger les langues autochtones qui, elles, sont réellement menacées.
La théorie du grand remplacement chez nous des couverts plus insidieux, car elle est exprimée à travers le prisme d’un protectionnisme linguistique auquel on ne peut s’opposer.
Cette loi va donc précariser des personnes déjà vulnérables, mais cela semble être un prix peu cher payé pour notre gouvernement. La loi a été visiblement efficace électoralement, Québec solidaire l’a même appuyée.
De toute façon, cette loi, comme beaucoup de décisions nationalistes, passe par une démonisation de l’Autre. C’est parce que l’Autre nous menace que ces discriminations sont légitimes. On réussit ainsi, en créant chez l’écrasante majorité la peur de disparaître, à souder un électorat homogène qui cherchera une figure rassurante.
La stratégie fonctionne en Europe, elle marche aussi ici. Soyons vigilant·es, la pente peut glisser rapidement.
Joseph Leblanc-Rochette est enseignant de littérature au cégep.