Lorsque Charlène Jérôme était étudiante à l’école Tshishteshinu, à Mani-Utenam, près de Sept-Îles, la majorité de ses camarades de classe parlait couramment l’innu-aimun. Dans le même établissement où elle enseigne désormais l’innu à près de 180 élèves, la vitalité de sa langue est aujourd’hui moins encourageante, évoquant l’impact persistant des pensionnats et du génocide culturel qui y a pris place. Plus de 40 ans après la fermeture de la dernière institution de ce genre au Québec, Uashat mak Mani-utenam envisage un meilleur avenir pour son éducation, par et pour la communauté.
« Le niveau de perte de la langue est vraiment à la hausse » chez les jeunes, souligne Charlène Jérôme. Bien que ses étudiant·es parviennent généralement à comprendre des consignes énoncées en innu, l’enseignante s’inquiète du fait que la plupart communiquent surtout en français ou en anglais.
« On voit une maîtrise de la langue qui est de moins en moins présente, surtout auprès des jeunes », confirme Vicky Lelièvre, directrice du secteur de l’éducation d’Innu Takuaikan Uashat Mak Mani-Utenam (ITUM). Elle précise que ce déclin concerne surtout les moins de 25 ans.
Même lorsque les parents et la famille maîtrisent l’innu, la langue demeure peu parlée à la maison. « Je vois encore certains parents qui hésitent à parler en innu », explique Charlène Jérôme en évoquant l’influence des pensionnats, où l’usage de la langue était sévèrement interdit. « On dirait que la peur est restée. »
Les jeunes n’ont pas non plus l’occasion de pratiquer avec des ami·es, ni d’y être exposé·es, au même titre que l’anglais ou le français, à travers les réseaux sociaux, la télévision, la radio.
La préservation de sa langue et de sa culture avait appelé la communauté de Uashat mak Mani-utenam à se réunir en octobre dernier lors d’un sommet sur l’éducation, au lendemain de la signature d’une entente avec le gouvernement du Québec lui octroyant davantage d’autonomie sur la question.
« Un des enjeux importants est la reconnaissance de la langue innue comme première langue. »
Vicky Lelièvre
L’objectif sous-jacent, dans tout cela, est aussi de restaurer une identité et une fierté auprès des jeunes, fortement liées à la redécouverte de la richesse culturelle, des traditions, de l’histoire – et à l’usage de la langue.
Une question d’identité
« La perte d’identité commence vraiment dans la préadolescence. » Selon Charlène Jérôme, le phénomène est intimement lié au racisme que les jeunes subissent à Sept-Îles. « Les jeunes entendent souvent dire des mots vulgaires, ils se font parfois traiter de “sauvages”. »
Le mot est repris par les adolescent·es de la communauté lorsque l’enseignante leur demande de décrire ce qu’être Innu·e signifie à leurs yeux. L’identité, perçue négativement, est souvent synonyme de honte. Ce sentiment de n’est pourtant pas encore présent chez les plus petit·es, qui associent plutôt leur identité à une connexion avec la nature.
« On voit qu’ils ne sont pas encore touchés par [le racisme] », explique l’enseignante qui y voit un signe d’espoir. « J’essaie de trouver un moyen à travers mes cours pour que ça continue à l’adolescence. » Ce sentiment de malaise par rapport à sa propre culture n’est pas un phénomène nouveau pour Charlène Jérôme, qui confie avoir été en proie aux mêmes interprétations lorsqu’elle était adolescente.
Ce qui a fait toute la différence, dans son cas, c’est de s’impliquer dans des ateliers culturels et de reconnecter avec la communauté et ses traditions, et surtout de se réapproprier le véhicule qui lie tout ça ensemble : la langue. Selon l’enseignante, elle est là, la clé de l’épanouissement des jeunes.
Repenser l’éducation dans son ensemble
Durant sa première année d’enseignement, Mme Jérôme s’est rendue à l’évidence : les méthodes d’enseignement traditionnelles ne permettaient pas à ses élèves de développer pleinement leur connaissance de la langue.
Pour parvenir à rejoindre les jeunes, elle tente donc d’allier la pédagogie autochtone et la technologie. Cela passe souvent par le jeu, l’imitation de situations réelles, la discussion, les tablettes électroniques et l’exploration en nature aussi.
« J’essaie le plus souvent possible de les amener dehors. J’ai remarqué qu’en allant dehors, les jeunes utilisaient automatiquement les mots innus, sans en être conscients. » La jeune enseignante rêve de pouvoir faire des classes nature sa méthode d’enseignement principale.
Reste un manque important de ressources et de temps – car chaque étudiant n’a qu’une heure chaque semaine pour apprendre l’innu-aimun.
« C’est vraiment quelque chose de très accessoire, la langue est très secondaire dans l’enseignement actuel », explique Vicky Lelièvre. Si une entente générale a été signée en août dernier entre la communauté et le gouvernement du Québec afin de permettre davantage d’autodétermination en matière d’éducation, les détails de celle-ci restent à préciser.
« Il y a des actions qui peuvent renverser la vapeur, mais il faut s’y prendre rapidement. »
Vicky Lelièvre
« Nos discussions se poursuivent pour arriver à des signatures plus ciblées », explique Vicky Lelièvre. C’est là que tout va se jouer, selon elle. L’ITUM souhaite notamment faire reconnaître les programmes qu’elle est en train de mettre sur pied en langue, en culture et en histoire.
« Un des enjeux importants est la reconnaissance de la langue innue comme première langue », souligne Vicky Lelièvre. Cela permettrait notamment son emploi pour enseigner d’autres matières.
« La situation est critique », souligne-t-elle en rappelant la perte linguistique chez des jeunes. « Il y a des actions qui peuvent renverser la vapeur, mais il faut s’y prendre rapidement. »