J’étais à Paris lors des attentats du Bataclan

LETTRE | Il y a sept ans, le 13 novembre 2015, j’étais à Paris. Ce jour-là, tout a basculé. J’ai vécu ces attentats, j’ai vécu la terreur.

Il y a sept ans, le 13 novembre 2015, j’étais à Paris. Une belle journée d’automne, de ces jours teintés par la nostalgie de l’été qui font penser à la chanson de Joe Dassin, « L’été indien ». Ce 13 novembre, tout a basculé. J’ai vécu ces attentats, j’ai vécu la terreur.

Une amie et moi avions décidé de passer une semaine dans la Ville Lumière. L’ambiance y était particulière, après l’attentat de Charlie Hebdo. Les séquelles étaient omniprésentes : lourdement armés, de très jeunes militaires étaient postés devant les synagogues afin d’apaiser la population. Or, il n’y a rien comme l’expérience pour éviter les erreurs, parfois fatales, dues aux réactions promptes des policiers inexpérimentés.

Bref, rien pour me rassurer.

Notre hôtel était situé dans le 11e arrondissement, non loin du canal Saint-Martin. Alors que nous étions dans un taxi pour rentrer, le chauffeur nous indique la rue où se trouvent les bureaux de Charlie Hebdo, lieu de l’attentat de janvier 2015. À moins d’un kilomètre de notre hôtel. Malaise!

Le travail de sape était fait, les raccourcis étaient ancrés : « terroriste » était associé aux Arabes et aux musulmans.

La veille du jour fatidique, nous contemplions l’Institut du monde arabe, dont l’une des façades est couverte de moucharabiehs, ces cloisons qui telles des objectifs de caméra s’adaptent à la lumière du jour. Ingénieux et magnifique!

Mais le corps de mon amie s’est tendu.

J’ai perçu son trouble et ai tenté de la rassurer. Mais le travail de sape était fait, les raccourcis étaient ancrés : « terroriste » était associé aux Arabes et aux musulmans.

Le matin du 13 novembre, nous recherchions fébrilement un restaurant dans le 11e ou au bord du canal Saint-Martin pour notre dernière soirée à Paris. Après une demi-heure de vaines recherches, constatant que le temps nous filait entre les doigts, j’ai plutôt pris la direction de la Sainte-Chapelle pour passer un moment avec le souvenir de ma mère dans ce lieu qu’elle affectionnait.

Je marchais sur le quai Voltaire lorsque j’ai vu que des employé·es du restaurant Les Bouquinistes étaient en réunion dans l’établissement encore fermé. Je frappe et il reste une table pour le soir même. Quelle chance!

La terreur

Le soir du 13 novembre, donc, soulignant la fin de notre escapade, nous nous sommes attablées. Notre table nous donnait une vue imprenable sur l’île de la Cité et sur la préfecture.

Un concert de sirènes a accompagné notre dîner, plus sonore encore que celles de New York. Je me suis dit : « nous sommes à côté de la préfecture, c’est normal ».

Rien de normal. Paris vivait la terreur.

Mon amie a reçu un appel de sa sœur et moi, de mon conjoint, qui m’a fait le récit du chaos.

Un homme s’est fait exploser près du Stade de France. Au même moment, au canal Saint-Martin, des hommes mitraillent des terrasses bondées de monde qui profitaient du temps clément avant les rigueurs de l’hiver. Le Bataclan est alors à feu et à sang. L’offensive des forces de l’ordre sera donnée peu après minuit.

Paris n’est plus une fête, mais une plaie béante.

Rapidement, nous avons quitté les lieux pour rentrer à l’hôtel. La tension montant, j’ai suggéré que nous prenions un taxi. Mon amie s’y est opposée avec véhémence. Elle voulait prendre le métro : décision insensée, le pire endroit, nous risquions d’être exposées à une pluie de balles. Impossible de la raisonner, peine perdue : le stress a pris le dessus.

C’était suicidaire, mais j’ai plié. Pourquoi ? Je ne me voyais pas dire à ses enfants que j’avais abandonné leur mère… alors j’ai accepté le risque. Décision insensée et je le savais.

À mon corps défendant, nous avons pris le métro. Elle me disait de me dépêcher : les métros allaient fermer. Effectivement, me disais-je : comment se fait-il qu’ils soient toujours ouverts ? Bénédiction : les autorités ont finalement décidé de le fermer. Nous sommes sorties à la Bastille, à moins d’un kilomètre de l’hôtel.

La double conscience

Mon sang n’a fait qu’un tour à la sortie du métro. Des policiers maitrisaient quelqu’un au sol. D’un côté et de l’autre, de jeunes militaires armés jusqu’aux dents.

Moi, j’étais là, femme noire avec mon imperméable grand ouvert.

Sachant que les forces de l’ordre étaient en état d’hyper vigilance, je me demandais quelle attitude adopter. Ma double conscience s’imposa à moi, femme noire dans un contexte de crise sous haute tension policière et militaire.

Selon le sociologue afro-américain W.E.B. Dubois, cette double conscience est une conscience dédoublée qui donne le « sentiment de constamment se regarder par les yeux d’un autre, de mesurer son âme à l’aune d’un monde qui vous considère comme un spectacle, avec un amusement teinté de pitié méprisante. Chacun sent constamment sa nature double, un Américain, un Noir ; deux âmes, deux pensées, deux luttes irréconciliables ; deux idéaux en guerre dans un seul corps noir, que seule sa force inébranlable prévient de la déchirure. »

Ma double conscience s’imposa à moi, femme noire dans un contexte de crise sous haute tension policière et militaire.

Que faire : devais-je courir, marcher vite ou marcher lentement ? J’ai pris conscience que mon imperméable pouvait être perçu comme un moyen de camoufler une arme. Sachant que les personnes noires sont sujettes à des stéréotypes négatifs voulant qu’elles soient plus violentes, plus menaçantes que les personnes blanches.

En une fraction de seconde, connaissance et double conscience sont entrées en action. Voilà ce que c’est d’avoir un corps noir. J’ai décidé de marcher vite en évitant tout mouvement brusque pour ne pas provoquer l’irréparable.

Au bout de la rue, j’ai vu les gyrophares des voitures de police devant le Bataclan, ignorant alors l’ampleur du drame.

Les pièges de la peur

Le lendemain le cœur en deuil, nous avons quitté Paris. Pour les Parisien·nes, la vie venait de changer. Les attentats ont fait 131 mort·es et plus de 400 physiquement blessé·es, sans compter celles et ceux qui portent des traumatismes psychologiques, les familles touchées, voire brisées.

La psyché de Paris avait été touchée.

Au-delà des attentats, il faudra écouter, comprendre, mettre en perspective les enjeux de l’islamophobie ainsi que leurs sources historiques. Il faudra aussi soigner, prendre soin de nous, des nôtres et des autres. Se demander si la justice peut être réparatrice, thérapeutique.

Pendant un an, j’ai vécu la peur au ventre. Impossible de me rendre dans un aéroport. Moi aussi, j’ai eu la peur de l’étranger, peur qui m’a envahie comme une terre conquise, peur de l’Autre, peur de ce danger imaginé.

Or, je suis l’Autre, l’étrangère qui vit avec cette double conscience.

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