Si vous lisez Le Génocide des Amériques, qui vient de paraître, vous ne pourrez plus marcher dans l’avenue Christophe-Colomb à Montréal – ou dans n’importe quelle rue Christophe-Colomb – sans serrer les dents de colère. Ce livre percutant nous force à nous interroger sur la nécessité de rayer de tous les lieux publics le nom de celui qui a initié le pire génocide de l’histoire de l’humanité, comme le réclament les leaders autochtones.
En 1971, Eduardo Galeano, journaliste, écrivain et poète uruguayen, publiait Les Veines ouvertes de l’Amérique latine, où il décrivait le pillage des ressources naturelles de l’Amérique latine depuis le début de la colonisation européenne.
Cinquante ans plus tard, Le Génocide des Amériques montre comment de 90 % à 95 % de la population originaire du continent américain a été éliminée par les colons européens. L’ouvrage a été écrit par Moema Viezzer, une sociologue brésilienne, et son mari Marcel Grondin, un anthropologue québécois, qui vivent tou·tes les deux au Brésil. Il a d’abord été publié là-bas, avant d’être traduit ici et republié chez Écosociété.
On estime aujourd’hui que c’est 70 millions de personnes qui ont été exterminées par les guerres de conquête, le pillage, l’asservissement et les maladies introduites par les Européens. Un chiffre abominable, mais ce qui l’est encore plus, ce sont les exemples insoutenables de cruauté.
Dès son deuxième voyage dans les Caraïbes, Christophe Colomb exige que tous les autochtones de plus de quatorze ans qui vivent près des mines lui apportent tous les trois mois un pot rempli d’or. Faute d’outils, la tâche est impossible. Des communautés refusent de payer un tel tribut.
Colomb déclenche alors les massacres. Hommes, femmes, enfants sont « transpercés par les lances, dépecés par les épées, tranchés par le milieu, dévorés et déchirés par les chiens, brûlés vifs pour un grand nombre d’entre eux », relate le missionnaire Bartolomé de las Casas, cité par les auteur·trices. Le dominicain était bien placé pour le savoir : son père et son oncle avaient participé à ce deuxième voyage.
L’Amérique n’a pas été « découverte », elle a été mutilée, décimée, saccagée.
En 1495, les Taïnos d’Hispaniola (l’île de Saint-Domingue, depuis partagée entre Haïti et la République dominicaine) se rassemblent en grand nombre pour résister à l’oppression espagnole. Colomb jette ses cavaliers sur eux. « Grande fut la foule des gens que les cavaliers percèrent de leurs lances, et que les autres, avec leurs chiens et leurs épées, taillèrent en pièces; et tous ceux qu’il leur plut de prendre vivants, et qui furent très nombreux, ils les condamnèrent à être esclaves », décrit encore Bartolomé de las Casas, qui a lui-même effectué de nombreux voyages dans les Caraïbes.
Les massacres se succéderont après le dernier voyage de Colomb. Les Espagnols n’épargnaient « ni la vie des enfants, ni celle des ainés, ni celle des femmes enceintes ou encore qui venaient d’accoucher », écrivent Viezzer et Grondin. « Ouvrant leur ventre, ils les découpaient en morceaux. Ils tuaient les Indiens, les brûlaient et les lançaient aux chiens pour qu’ils soient dévorés. »
Le livre décrit avec précision le génocide commis dans les Caraïbes, au Mexique, dans les Andes centrales, au Brésil et aux États-Unis, ainsi que la résistance acharnée des peuples autochtones. Les auteur·trices décrivent comment les peuples autochtones ont résisté et survécu au cours des 500 dernières années, mais aussi comment ils résistent et survivent encore aujourd’hui.
Pour l’édition en français, Écosociété a demandé à l’historien innu Pierrot Ross-Tremblay et l’avocate Nawel Hamidi d’ajouter un chapitre sur le cas canadien.
Des rues aux noms indécents
À la lecture de l’ouvrage, on ne peut que s’étonner d’avoir encore des lieux publics nommés à la mémoire des génocidaires.
Au Canada, aux États-Unis et ailleurs, de nombreuses rues portent le nom de Hernan Cortés, qui organisa la tuerie de dizaines de milliers d’autochtones au Mexique. Au Québec, la Commission de toponymie recense 25 lieux publics baptisés Christophe-Colomb ou Colomb. Dans leurs descriptions, ni la Commission, ni la Ville de Montréal ne mentionnent ses actes de génocide.
Montréal a changé le nom de la rue Amherst pour celui d’Atateken – un mot évoquant la fraternité en langue kanien’keha (mohawk) –, mais ne donne aucun signe de vouloir changer aussi celui de l’avenue Christophe-Colomb, qui prolonge la rue Atateken et l’avenue du Parc-La Fontaine vers le nord de la ville. Comme si le « découvreur » de l’Amérique était un personnage plus respectable que l’infâme général anglais, qui a cherché à éliminer les populations autochtones en propageant la variole.
Un parc porte aussi le nom de Colomb dans l’arrondissement de LaSalle. Son buste trône dans un parc du quartier Villeray.
Victor Bonspille, grand chef du Conseil mohawk de Kanesatake, réclame que les autorités publiques se débarrassent de tous ces hommages aux envahisseurs européens. « Le nom de Christophe Colomb devrait être banni », a-t-il dit à Pivot. « Mais pas juste lui. Les noms de tous les colonisateurs européens devraient être remplacés par les noms de leaders des Premières Nations qui leur ont résisté. Et ils sont nombreux. »
À Québec aussi, le grand chef de la Nation huronne-wendat, Rémy Vincent, croit que la municipalité devrait entamer une réflexion sur des noms de rue inacceptables, dont celui de la rue Christophe-Colomb, dans le quartier Saint-Roch.
« Le nom de Christophe Colomb devrait être banni. »
Victor Bonspille, grand chef du Conseil mohawk de Kanesatake
Le mouvement est bien enclenché dans le reste de l’Amérique. Au moins 33 statues de Colomb ont été abattues aux États-Unis. À Chicago, une commission municipale recommande d’en enlever trois. L’État de la Californie a adopté une résolution pour retirer le nom de Colomb d’une portion de l’Interstate 10 qui traverse Los Angeles. Des parcs sont aussi rebaptisés, notamment à Denver et Buffalo.
Des rues sont aussi débaptisées et des statues détruites en Amérique latine. La Ville de Mexico a déboulonné la statue de Christophe Colomb. Elle la remplacera par celle d’une femme indigène. À Cayenne, en Guyane, le nom de la rue Christophe-Colomb est remplacé par « rue des Peuples autochtones ».
Mais que faire avec les noms de grandes entités, comme le District de Columbia, la Colombie… et la Colombie-Britannique? Le débat émerge petit à petit.
Au-delà de son aspect symbolique, il nous oblige à mettre l’histoire à l’endroit et à réfléchir sur les horreurs du colonialisme.
L’Amérique n’a pas été « découverte », elle a été mutilée, décimée, saccagée. Le Génocide des Amériques l’illustre de façon terrible.
Le Génocide des Amériques : résistance et survivance des peuples autochtones
Marcel Grondin et Moema Viezzer, Écosociété, Montréal, 2022, 360 p.