Lionel Groulx est un boulet

CHRONIQUE | L’historienne ayant reçu le prix Lionel-Groulx a proposé que le nom du prix soit modifié. Toutes les forces réactionnaires du Québec se sont liguées pour venir à la rescousse du chanoine Groulx.

On apprenait le 25 octobre dernier que la professeure au Département d’Histoire de l’Université de Montréal Catherine Larochelle avait reçu le prix Lionel-Groulx de l’Institut d’Histoire de l’Amérique française pour son ouvrage L’École du racisme. Dans son discours d’acceptation, Larochelle explique que le livre « raconte comment la construction de l’identité des Canadiens français et des Canadiens anglais du Québec s’est faite à l’école à travers l’apprentissage d’une pensée raciste ».

Ajoutant que le chanoine Lionel Groulx – un important historien, enseignant et militant nationaliste canadien-français décédé en 1967 – a largement contribué « à assurer la pérennité de cette pensée raciste », elle propose de façon posée et réfléchie que le nom du prix soit modifié.

Comme chaque fois qu’on ose remettre en question le culte du chanoine, toutes les forces réactionnaires du Québec se sont liguées pour venir à sa rescousse. Et si, pour une fois, on les ignorait?

Pour toute une tradition de nationalistes conservateurs, Groulx s’impose comme une figure sacrée et quasi mythique à laquelle il faut rendre un culte perpétuel.

La canonisation

Commençons par l’éléphant dans la pièce : Groulx était un eugéniste, un raciste, un antiféministe, un antisémite ainsi qu’un partisan de Salazar, Franco et Mussolini. Il dénonçait les unions entre les autochtones et allochtones, considérait que l’immigration menaçait la « cohésion nationale » et que le rôle de la Canadienne française était de mettre bas.

Mais ce n’est pas à ce Lionel Groulx que je souhaite m’attaquer ici, je laisse cela aux expert·es du personnage. Ce qui m’intéresse, c’est son héritage.

Pour toute une tradition de nationalistes conservateurs, Groulx s’impose comme une figure sacrée et quasi mythique à laquelle il faut rendre un culte perpétuel en l’honneur de la multitude d’accomplissements fabuleux qu’on lui attribue (non sans souvent tordre la réalité ou l’exagérer). On dépasse ici bien largement les limites de la simple reconnaissance d’un héritage intellectuel et on entre dans le récit national, une mythologie collective à forte teneur idéologique qui produit des héros, des martyrs, voire des idoles.

Les historien·nes savent cependant bien qu’il n’y a qu’une seule chose à faire avec les idoles : les abattre.

Le bon vieux temps

Nonobstant son œuvre et ce qu’il a voulu dire, Lionel Groulx s’impose désormais comme le saint patron d’un Québec qui conserve en son for intérieur la nostalgie perverse et mal assumée d’un passé idyllique. Un monde à fois blanc et patriarcal où tout était à sa place, où tout semblait plus simple. On était si bien entre nous avant que l’immigration, les féministes, la communauté LGBTQ+ ou les autochtones viennent « tout gâcher » et nous empêcher de scander « famille, travail, patrie ».

Un Québec du terroir, des ancêtres, du repli sur soi et de la victimisation. Un Québec allergique à la modernité (qu’elle soit libérale ou socialiste) et au progrès. Un Québec qui perçoit comme une menace existentielle ceux et celles qui, comme le chante Brassens, n’eurent pas la présence d’esprit de voir le jour chez lui.

Un peuple élu

Quoi en disent les prophètes de l’apocalypse woke, nos universités, nos journaux et nos maisons d’édition sont plus que jamais remplis de ces lugubres néo-groulxien·nes obnubilé·es par la Conquête, par le grand complot anglolibéral, par le péril démographique. Exit la méthode historique et la complexité des phénomènes sociaux ou culturels, il faut narrer les hauts faits de cette « race » canadienne-française au destin fabuleusement tragique (ou tragiquement fabuleux).

Lionel Groulx s’impose comme le saint patron d’un Québec qui conserve en son for intérieur la nostalgie perverse et mal assumée d’un passé idyllique.

Par le truchement d’un misérabilisme désuet qu’on fait passer pour de l’Histoire nationale, il s’agit de montrer que cette « majorité historique » (entendre les blancs catholiques et francophones) bénéficie d’une élection providentielle. Dotée du monopole de la souffrance universelle, cette éternelle victime des Anglais, des Américains des Canadiens, de la modernité ou de n’importe quel autre antagoniste à la mode est cependant destinée à un avenir glorieux.

D’ici là, il faut se complaire dans un nationalisme de conservation au sein duquel on pourra, comme le dit Groulx lui-même, émonder le Québec « de ses végétations étrangères ».

Une idole imposée

Aussi éloignée soit-elle des sciences historiques, on nous enfonce cependant cette mystique dans la gorge depuis une soixantaine d’années. Implicitement ou explicitement, elle s’est infiltrée dans l’enseignement de l’Histoire, dans la littérature, dans les programmes de partis politiques et même dans l’identité collective.

Menée par une certaine élite nationaliste, cette propagande de longue haleine a contribué à faire de Groulx une figure à un tel point sacralisée, que la moindre contestation de son héritage constitue une attaque contre le peuple québécois. Pour s’en convaincre, il suffit d’aller lire sur Twitter ou Facebook les réactions à la suggestion de Larochelle de rebaptiser le prix Lionel-Groulx.

Une nouvelle génération de chercheur·euses rejettent les vieilles obsessions patriotardes, les querelles dépassées, l’ethnocentrisme victimaire ou le regret du temps jadis.

L’Histoire, comme n’importe quelle autre science, est une discipline vivante qui doit évoluer, revoir ses méthodes, adapter ses cadres d’analyse. Mais la secte groulxienne, incapable de distinguer Histoire et mise en récit idéologique du passé, cherche depuis trop longtemps à freiner cette évolution.

Il faut maintenir les historien·nes dans une léthargie réactionnaire et en faire des gardien·nes du patrimoine, des défenseur·es de la nation. Leur discipline doit perdre son caractère scientifique et redevenir un culte des ancêtres et de la mère patrie, une machine à forger de l’identité collective.

Se défaire du boulet

Je reçois le discours de Catherine Larochelle comme le manifeste d’une nouvelle génération de chercheurs et de chercheuses qui rejettent les vieilles obsessions patriotardes, les querelles dépassées, l’ethnocentrisme victimaire ou le regret du temps jadis. De jeunes historien·nes qui vivent dans le présent et qui souhaitent s’émanciper du cadre restrictif de la nation ou de la « majorité historique ».

En 1924, Lionel Groulx titrait l’un de ses livres Notre maître le passé. Peut-être pourrions-nous une fois pour toutes abandonner le boulet que constitue une telle conception de l’Histoire et plutôt reprendre l’adage attribué à l’historien Jacques Le Goff : « l’Histoire n’est pas une nostalgie, mais un tremplin pour l’avenir ».

Il ne s’agit pas de rayer Groulx des livres d’Histoire ou de nier son apport intellectuel, mais d’avancer.

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