« L’amour n’est pas aveugle aux couleurs »

Entrevue avec l’enseignante-chercheuse gabonaise Odome Angone, qui s’intéresse aux répercussions du racisme systémique dans l’intimité.

Le 28 octobre prochain, la défenseuse des droits des femmes africaines Odome Angone sera de passage à la librairie féministe l’Euguélionne. Elle y offrira une conférence sur le racisme intrafamilial au sein des couples mixtes. Mariant expériences personnelles et recherches scientifiques, la professeure Angone nous invite à considérer la colonialité de l’amour. Elle espère ainsi faire émerger des récits habituellement inaudibles.

Odome Angone est citoyenne gabonaise de nationalité espagnole et se définit comme sénégalaise par (ad)option. Elle est présentement au Canada dans le cadre d’une série de conférences, notamment pour présenter son plus récent ouvrage, Femmes noires francophones. Elle y jette un regard sur le racisme et le patriarcat aux 20e et 21e siècles à partir d’une perspective subsaharienne.

Pourquoi et pour qui avoir écrit cet essai?

Odome Angone : En 2020, je décide de publier cet ouvrage, coûte que coûte. 2020 est pour moi un agenda aussi bien politique que personnel. Politique, car il marque à la fois le soixantenaire des indépendances africaines et le cinquantenaire de la francophonie. Puis à titre personnel, car en 2020, j’ai eu 40 ans. Je fais le bilan et je me demande : que vais-je laisser comme héritage? Non seulement en tant que femme africaine, mais en tant qu’universitaire qui circule dans des espaces de savoir où les réalités des femmes africaines sont normalement invisibilisées.

Le racisme intrafamilial est un visage privé du racisme institutionnel.

Vos travaux portent principalement sur la question du racisme ainsi que ses répercussions dans nos rapports quotidiens, et ce, jusqu’au plus creux de l’intimité. Vous dites que l’amour n’est pas aveugle aux couleurs. Pouvez-vous expliquer ce que vous nommez « racisme intrafamilial » au sein des couples mixtes?

OA : Le racisme intrafamilial est un visage privé du racisme institutionnel. Les éléments de socialisation, le racisme, mais aussi le patriarcat et le sexisme, sont imbriqués jusque dans les éléments de socialisation du quotidien. Nous ne sommes pas des sujets existant en marge du système institutionnel. Nous sommes des sujets sociaux, régis par des lois et des institutions qui ne tiennent pas compte de la diversité. Implicitement, nous reproduisons des mécanismes de racisme et de sexisme sans en être conscient·es.

Lorsqu’une personne blanche et une personne noire vont se mettre ensemble, il y a forcément des dynamiques de pouvoir issues du colonialisme qui sont inscrites inconsciemment. Le racisme est lâche, car il peut devenir très, très subtil. Il se manifeste parfois par des regards ou par des malaises qui se créent.

Votre mari, décédé en 2010, était espagnol. Quelles étaient les dynamiques de pouvoir opérant de façon insidieuse au sein de votre couple mixte? Comment se manifeste cette colonialité de l’amour?

AO : Ça se manifeste d’abord quand en ma présence, la mention, même banale, du mot « noir » pour me qualifier va gêner les personnes blanches, car ce mot renvoie à un système de prédation, d’exploitation, à un système d’homogénéisation de cultures et à une essentialisation des corps. En Espagne, lorsqu’une personne blanche dit « noire », negra, en réalité elle renvoie à une condition.

Et cela occasionne également une autocritique pour ces personnes. Car c’est une condition de pouvoir, d’être blanc·he. Et même les gens qui vous aiment ont un travail de décolonisation de leurs savoirs à faire, même dans l’intimité.

Le racisme est lâche, car il peut devenir très, très subtil.

Je parle de racisme intrafamilial par exemple lorsque je fais référence à ma belle-mère, avec qui j’ai de très bons rapports, mais qui va, par exemple, me dire un jour : « Ton nom est un peu compliqué, est-ce que je peux t’appeler Maria? » En fait, non. Tu ne peux pas. Le nom est une identité. Je ne peux pas trahir mon identité pour te faire plaisir, parce que tu voudrais que je m’appelle comme tes sonorités.

Puis, dans la vie de tous les jours, il y a des histoires, des problématiques qui surviennent, que les couples non mixtes ne vivent pas. D’abord, au niveau banal de la gastronomie. Au sein d’un couple mixte, vous avez forcément une diversité gastronomique. Certaines saveurs sont reçues, on peut les consommer, et d’autres sont des éléments d’exotisme. C’est une colonisation du palet. On exotise les plats. Parmi les plats normaux et ce qui constitue la grande cuisine, il y a une catégorisation implicite, les cultures sont hiérarchisées entre elles.

Plus personnellement, un jour, je suis avec mon mari, nous marchons dans la rue. Deux Africains parlent ensemble, et mon mari me demande si je comprends ce qu’ils disent. Dans la tête de mon mari était incrusté le cliché que tou·tes les Africain·es parlent la même langue.

Ce sont des ignorances qui s’expriment parfois naïvement, et même dans la très grande volonté d’ouverture, malgré l’intimité d’un couple, on est forcément habités par des clichés, qu’on déconstruit à la rencontre de l’autre.

Même les gens qui vous aiment ont un travail de décolonisation de leurs savoirs à faire, même dans l’intimité.

Je me souviens aussi que l’un des voisins de l’appartement où l’on vivait avait appelé le propriétaire pour lui dire que des Noir·es entraient dans le bâtiment, et que c’était devenu un endroit dangereux. Puis, lorsque mon mari meurt, je me rends compte que ça devient une guerre invisible contre moi. Car une fois mon mari décédé, les gens se demandent ce que je fais encore dans cet immeuble. Il y en a qui ne veulent pas partager le même ascenseur que moi. Je suis un sujet socialement invisibilisé. Je n’ai plus l’élément qui blanchit ma présence.

Vous dites que nous sommes forcément habité·es par des clichés. D’où viennent-ils, selon vous?

OA : Je dis souvent que c’est au contact d’autrui que l’on se révèle à soi. Pour moi, cette question émerge lorsque je me retrouve en minorité systémique dans un contexte qui n’est pas celui de mon pays d’origine. C’est lorsque je suis en Espagne que je deviens « l’Africaine » au regard des autres : je deviens le cliché. Mais que l’on soit en France, en Espagne ou au Gabon, il y a ce même cliché de la femme africaine qui persiste.

Dans son livre L’invention de l’Afrique, Valentin-Yves Mudimbe en explicite l’origine : il nomme « bibliothèque coloniale » l’ensemble de textes et de productions scientifiques au sujet de l’Afrique qui ont été élaborés en Occident durant l’époque coloniale. Intégralement rédigée par des gens qui venaient de l’extérieur afin de comprendre leurs colonies et les colonisé·es, cette production a offert une certaine représentation de l’Afrique. Mais comment pouvons-nous uniformiser des millions d’individus, de cultures, de langues?

Ce sont ces clichés qui vont ensuite circuler très longtemps dans les espaces universitaires et institutionnels, parfois pour légitimer la colonisation. Ce sont d’ailleurs ces clichés qui ont permis de légitimer les zoos humains qui ont été tenus en Europe jusqu’au 20e siècle, censés représenter la vision de « l’authenticité » africaine. Cette représentation falsifiée de l’Afrique et de ce qu’elle est censée être est encore logée inconsciemment dans l’imaginaire collectif. Même en Afrique, où l’on pense avoir le récit originel, ces clichés nous habitent.

Comment pouvons-nous uniformiser des millions d’individus, de cultures, de langues?

Au Québec, notre premier ministre François Legault nie l’existence du racisme systémique dans la société. Quel est l’impact de ce genre de discours dans la société? Contribue-t-il à perpétuer le racisme?

D’abord, il y a un problème de forme ici, car c’est un homme blanc, puissant politiquement, qui va servir de caution institutionnelle à un négationnisme, sans donner la parole aux corps que l’on doit d’abord écouter.

Ensuite, il y a une tendance dans les sociétés qu’on voudrait égalitaires : lorsque l’on dénonce une situation comme le racisme, le sexisme, l’âgisme ou le capacitisme, des gens vont spontanément dire « ça n’existe pas », car on veut créer une société modèle. Mais il ne s’agit pas d’indexer des gens pour les catégoriser comme bons ou mauvais! Il s’agit de mettre en musique nos failles communes pour permettre que nous devenions une société meilleure.

Renier l’existence du racisme systémique ne fait que retarder le débat qui doit avoir lieu pour enrichir l’appareil social, juridique et administratif, afin que tout le monde se sente membre à part entière de la société.

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