Depuis plusieurs années, Montréal opère une stratégie pour devenir un pôle international en matière d’IA. Et c’est dans l’un des quartiers les plus pauvres de la ville que l’industrie s’est installée, laissant peu de chance aux habitant·es de résister à la gentrification déjà entamée de Parc-Extension.
Les robots s’installent et les résident·es de Parc-Extension fuient : c’est en tout cas ce que constate le Comité d’action de Parc-Extension (CAPE).
Ces dernières années, plusieurs entreprises du secteur de l’IA se sont implantées à Parc-Extension ou dans les environs : parmi elles, Element AI, l’Institut québécois d’intelligence artificielle Mila, Microsoft, DeepMind ou IVADO. À cela s’ajoute, le nouveau Campus MIL de l’Université de Montréal, consacré aux sciences et aux technologies.
Dès mai dernier, un collectif de chercheur·euses et militant·es dénonçait les conséquences néfastes de ce phénomène sur la population locale. Si Montréal veut être un pôle incontournable des nouvelles technologies, ils et elles dénoncent le fait que cette stratégie se fasse au détriment des personnes vivant dans les quartiers où les entreprises s’implantent.
Selon elles et eux, le développement de l’industrie dans le quartier du nord-ouest de la ville entrave même certains principes de la Déclaration de Montréal pour un développement responsable de l’intelligence artificielle, comme l’équité et la solidarité.
Parc-Extension s’embourgeoise, mais pas ses habitant·es
« À bien des égards, nous avons vu l’ensemble du parc locatif de Parc-Extension être restructuré pour s’adapter à l’afflux d’étudiants et de professionnels dans le quartier », constate la coordonnatrice du CAPE, Amy Darwish.
Elle regrette que les nouvelles infrastructures du quartier – qui est le plus pauvre de la ville, mais aussi le plus densément peuplé et qui accueille nombre de nouveaux·elles arrivant·es – menacent son tissu social. Depuis l’implantation du campus MIL et des entreprises d’IA aux alentours, la coordinatrice du CAPE remarque une transformation du paysage : de plus en plus de cafés chics, de bars et de commerces haut de gamme sortent de terre, laissant peu de places aux résident·es les plus démuni·es.
« Si le réseau communautaire ferme parce que ses membres sont partis, les gens ne pourront plus se reconnaître dans le quartier », alarme la coordinatrice du CAPE Amy Darwin
« La gentrification force les personnes à partir à la périphérie de la ville », constate Amy Darwish. « Beaucoup de personnes pensent que l’arrivée du campus MIL et du secteur de l’IA se fait à leurs dépens. »
Plus encore, le départ des habitant·es menace le réseau communautaire de Parc-Extension. « S’il ferme parce que ses membres sont partis, les gens ne pourront plus se reconnaître dans le quartier », s’inquiète Amy Darwin, qui craint que « le tissu social global soit menacé ».
OÙ VONT LES PERSONNES ÉVINCÉES?
Mais où vont les personnes évincées ou contraintes de partir? « Encore plus vers l’est, encore plus vers l’ouest », explique Joëlle Gélinas.
Ces personnes, pour plusieurs allophones et issues des minorités, se retrouvent donc plus isolées que jamais. La chercheuse explique que l’éloignement géographique forcé isole les gens non seulement de leurs cercles sociaux, mais aussi de services essentiels tels que les transports et les hôpitaux. « Plus on est loin de la ville, moins on a de services. »
Spéculation et évictions
L’apparition d’une nouvelle population estudiantine et professionnelle dans Parc-Extension servirait de prétexte aux propriétaires pour évincer leurs locataires moins bien nanti·es, d’après le rapport MIL façons de se faire évincer, publié en 2020 par le Projet de cartographie anti-éviction de Parc-Extension.
Amy Darwish confirme que « beaucoup de propriétaires se servent activement de la proximité du campus et du secteur de l’IA comme moyen de vendre les appartements et de les louer plus cher ».
Si certain·es habitant·e sont contraint·es de céder aux pressions financières liées à la spéculation et à l’augmentation du coût de la vie, d’autres résistent. Mais les conditions dans lesquelles ils et elles vivent s’aggravent et testent leur résistance.
Pour Amy Darwish, la détérioration des conditions de logement est également une « stratégie » utilisée par les propriétaires pour évincer les locataires réticent·es à quitter leur habitation lorsque l’augmentation de leur loyer ne suffit pas.
« Avec la gentrification qui s’accélère dans le quartier, l’insalubrité semble s’accentuer », rapporte en effet l’étude MIL façons de se faire évincer. Les propriétaires négligeraient délibérément la salubrité des logements pour mieux se débarrasser de locataires majoritairement à faible revenu, racisé·es ou vulnérables socialement.
« On peut assumer qu’il n’y a pas beaucoup de plaintes qui se rendent à la Régie du logement comparativement au nombre de personnes qui souffrent de la gentrification », constate Joëlle Gélinas, adjointe de recherche au Groupe de recherche sur l’information et la surveillance au quotidien (GRISQ) qui a étudié les retombées économiques et sociales de l’IA au Québec.
Entre août 2020 et avril 2022, 144 tentatives d’éviction ont été recensées par le CAPE, qui cartographie les expulsions dans le quartier depuis 2017.
Plusieurs millions pour les étudiant.es en sciences et l’IA
Si l’IA a le vent en poupe, c’est que cette industrie est prometteuse financièrement. Et le gouvernement le sait : en 2019, l’Institut québécois de l’intelligence artificielle Mila s’est vu offrir 80 millions $ sur cinq ans par le gouvernement provincial, en plus de 44 millions $ du fédéral via l’Institut canadien de recherches avancées.
« Le secteur bénéficie énormément des financements publics, mais refuse de prendre en compte les impacts sur les quartiers environnants, en particulier Parc-Extension », déplore Amy Darwish.
L’Université de Montréal a aussi rejoint la tendance en implantant son nouveau Campus MIL à la frontière d’Outremont et de Parc-Extension. « Rarement a-t-on la chance d’inaugurer un tout nouveau quartier. C’est pourtant l’honneur que nous réserve le Campus MIL », se réjouissait la mairesse Valérie Plante, lors de l’inauguration en 2019.
Avec son Complexe des sciences, le Campus MIL se veut un pôle universitaire incontournable en matière de sciences et de technologies. Accueillant actuellement les programmes de sciences naturelles, il doit aussi héberger prochainement celui d’« informatique et recherches opérationnelles », entre autres.
À sa première rentrée, le campus accueillait déjà près de 2400 personnes, professionnel·les et étudiant·es confondu·es : un afflux inédit dans le quartier.
Le sort des habitant·es ne touche pas le cœur de l’IA
Depuis l’implantation du campus, le CAPE dit avoir ouvert la porte au dialogue avec l’Université et l’entreprise Element AI, mais assure n’avoir « jamais reçu d’engagements de leur part » en retour.
Pour Joëlle Gélinas, les secteurs de l’IA et des nouvelles technologies n’ont aucun intérêt à se préoccuper du sort des résident·es touché·es par la gentrification du quartier. « On ne peut pas se fier à la bonne volonté de ce milieu industriel composé non seulement d’organismes et d’entreprises québécoises, mais aussi de multinationales qui n’ont que très peu d’intérêts pour les enjeux sociaux locaux ».
La solution selon elle serait alors un investissement politique fort prenant en considération les conséquences du secteur de l’IA sur le tissu social du quartier et, plus largement, protégeant le marché locatif.
« Les entreprises veulent surtout attirer les travailleurs et travailleuses d’ailleurs, mais il pourrait y avoir un minimum d’emplois pour les gens du quartier ainsi que de l’insertion professionnelle pour les populations immigrantes », propose Joëlle Gélinas.