La fin du règne de soixante-dix ans d’Elizabeth II force un exercice de réflexion sur les enjeux de droits de la personne laissés en jachère.
En 2012, la Reine m’a attribué une médaille du jubilé de diamant, soulignant une contribution majeure au pays. Vous vous demandez sans doute comment une fille d’immigrant·es et elle-même immigrante, ayant vécu à Sept-Îles et élevée dans un petit cinq pièces, s’est vue attribuer une telle reconnaissance.
Certainement parce que la vie m’a permis de mettre mes compétences au service de causes plus grandes que moi.
Comme mon travail à la Commission de vérité et réconciliation, qui a permis de participer à révéler au grand jour les multiples sévices subis par les Autochtones, dont la violence et la négligence institutionnelle ainsi que les abus physiques, émotionnels, psychologiques et sexuels, sans compter les assauts contre les langues et les cultures autochtones dans le but de « tuer l’Indien chez les enfants ». Cette commission a ouvert le chemin de la réconciliation.
Ma profession m’a permis de dénoncer les obstacles issus de la discrimination raciale et du racisme profondément enracinés dans le système judiciaire, en proposant des façons d’y faire face. Quant à mes implications au sein du ministère fédéral de la Justice, elles m’ont permis de promouvoir les avantages de la diversité, de l’inclusion, de l’égalité et surtout de la justice sociale afin que tout·es puissent contribuer à la société.
Aujourd’hui, alors que la reine n’est plus, je choisis de croire que les raisons pour lesquelles cette médaille me fut attribuée ont encore toute leur importance. Ces enjeux demeurent au cœur des droits de la personne : la Couronne britannique devra toujours y trouver des réponses.
Reconnaître le passé, agir pour l’avenir
Dans Silencing the Past, Michel-Rolph Trouillot met en évidence comment l’histoire est liée aux manifestations du pouvoir. Ainsi, « les inégalités vécues par les acteurs historiques conduisent à un pouvoir historique inégal […] Les sources historiques sont ainsi des vecteurs d’inclusion, dont l’autre face est, bien sûr, ce qui en est exclu. »
La Couronne britannique n’est nullement étrangère à l’histoire coloniale, elle en est au contraire le symbole.
Bien que certaines violences ne soient pas de son fait, elles ont été perpétrées en son nom. Il est plus que temps qu’elle reconnaisse les souffrances des peuples des anciennes colonies ainsi que le fait que leurs richesses ont contribué à l’énorme capital de la famille royale.
C’est pourquoi le Royaume-Uni, tout comme plusieurs pays occidentaux, doit faire face aux torts découlant du colonialisme et de l’esclavage. Comme le soulignait Raoul Peck dans un article du New York Times, alors qu’il parlait de son œuvre Exterminate all the brutes, il est essentiel de créer un « contrepoids à la version occidentale dominante de l’histoire, forçant les téléspectateurs à réfléchir aux récits, à la fois populaires et académiques, dont ils ont été nourris toute leur vie ».
Lors de son voyage au Canada en mai 2022, le prince Charles et son épouse ont pris acte des témoignages des survivants qui ont courageusement partagé leurs expériences.
Un exercice d’introspection et de révision du discours officiel traditionnel est crucial afin de changer les dynamiques de pouvoir.
Il faudra donner un nouveau sens au Commonwealth. Comment faire pour que la richesse, sous toutes ses formes, soit valorisée, soit partagée?
La Couronne doit agir honorablement à l’égard de ses anciennes colonies, des descendant·es de celle-ci et des peuples autochtones.
Puisque des traités ont été conclus avec la Couronne, certaines communautés autochtones demandent une plus grande implication de la royauté dans la réconciliation, certain·es allant jusqu’à demander la renonciation à la théorie de la découverte.
D’autres colonies demandent des réparations à la suite de l’esclavage et du colonialisme ainsi que des excuses du Royaume-Uni.
Sur les épaules de Charles III, qui a déjà reconnu les atrocités de l’esclavage à la Barbade, reposent des demandes de réformes de la monarchie afin qu’elle reflète les réalités du Commonwealth.
Un royaume marqué par la colonisation et le racisme
Récemment, l’Angleterre a dû faire face au scandale de la génération Windrush, du nom du bateau (Empire Windrush) qui en 1948 est arrivé à Londres avec à son bord 500 immigrant·es des Antilles britanniques.
Ces immigrant·es s’étaient porté·es volontaires afin de participer à la reconstruction du pays après la guerre, le Royaume-Uni leur offrant la citoyenneté. Finalement c’est plus d’un demi-million d’immigrant·es des colonies antillaises qui ont obtenu la nationalité britannique. Or, les procédures administratives n’ont pas été suivies et plusieurs de ces nouveaux·elles Anglais·es n’ont jamais officialisé leur statut.
En 2012, le cauchemar commence. Le gouvernement britannique promulgue une politique anti-immigration visant à pousser les « clandestins » à quitter le pays. Cette politique va viser spécifiquement la « génération Windrush » qui, elle, se considérait britannique depuis des décennies alors qu’elle n’avait pas de preuve de sa citoyenneté.
Selon le rapport officiel What happened, when, and to whom, le traitement par le Home Office de la génération Windrush ne semble pas être du « racisme institutionnel. […] Or, ces manquements témoignent d’une ignorance institutionnelle et d’une insouciance à l’égard de la question raciale et de l’histoire de la génération Windrush au sein du ministère, ce qui correspond à certains éléments de la définition du racisme institutionnel. »
En mai dernier, dans la foulée du scandale Windrush, le Guardian rendait public un rapport d’un historien du ministère de l’Intérieur.
Selon ce rapport, « l’Empire britannique dépendait de l’idéologie raciste pour fonctionner ce qui, à son tour, a produit une législation visant à séparer les groupes raciaux et ethniques. »
« Dès le début, l’inquiétude concernant l’immigration du Commonwealth concernait la “couleur de la peau”. Ainsi, durant les années 1950, les autorités britanniques considéraient que les “immigrés de couleur”, comme on les appelait, n’étaient pas bons pour la société britannique », souligne le rapport.
Une des conclusions de ce rapport est que « la politique des frontières britanniques, administrée depuis plus d’un siècle par le ministère de l’Intérieur, est désormais inextricablement liée à la race et avec l’histoire coloniale de la Grande-Bretagne ».
Une réflexion s’impose à la Couronne britannique sur son devoir de décoloniser non seulement des structures sociales, mais surtout des esprits. Il est temps de prendre en compte des récits des opprimés.
Or, à mes yeux, l’espoir de la médaille du jubilé souligne non seulement la possibilité du changement, de la justice, mais également celle de réconciliation. Réconciliation avec ceux qui sont en marge de la société, les exclu·es, pour aller vers un avenir meilleur pour tou·tes.