Pensionnats autochtones : le complotisme à l’assaut de l’Histoire
Le 22 juillet dernier, le chroniqueur Christian Rioux publiait dans Le Devoir un texte sur la visite du pape François au Canada où il propose une longue et confuse diatribe questionnant l’existence des tombes anonymes découvertes il y a un an près du pensionnat autochtone de Kamloops en Colombie-Britannique. Sans fournir de sources et méconnaissant de façon évidente la méthode historique, il alterne faussetés, déformation des faits et pure mauvaise foi.
Dans ma dernière chronique, j’affirmais que les conservateurs sont à l’Histoire ce que les conspirationnistes sont aux sciences de la santé : le texte de Rioux ne fait que le confirmer.
En somme, on nous ment! Il existerait des forces obscures qui cherchent à dissimuler la « vraie » Histoire afin de faire culpabiliser l’Occident.
Pourquoi? Le chroniqueur laisse le soin à la section des commentaires de répondre à cette question.
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La construction d’une contre-Histoire
Mais Rioux ne se fait que le messager d’une nébuleuse qui existe depuis déjà plusieurs mois.
C’est que la macabre découverte de Kamloops et la consternation généralisée qui s’en est suivie ont agité une droite canadienne qui ne pouvait tolérer qu’on mette ainsi les horreurs de l’impérialisme au grand jour.
Émerge alors le penchant apparemment naturel du mouvement conservateur pour le complotisme. Face au poids des preuves et des expertises, il fallait trouver une façon de sauver la face afin d’éviter d’embarrassantes remises en question. La seule solution : nier, mais en se donnant l’apparence d’un lustre académique.
Entre alors en scène le professeur à la retraite de l’Université de Montréal Jacques Rouillard. Bien qu’il ne possède pas d’expertise sur le sujet des pensionnats autochtones, ce spécialiste de l’Histoire du syndicalisme québécois fait paraitre le 11 janvier 2022 un texte sur la question dans la publication pseudo-académique liée à la droite albertaine The Dorchester Review. Affirmant que « des histoires imaginaires et l’émotion l’ont emporté sur la recherche de la vérité » (je traduis), il nie non seulement que des corps furent découverts, mais aussi l’existence même d’un génocide.
Le texte fait cependant un tabac. Il est cité par la chroniqueuse Barbara Kay dans le National Post ainsi que par le New York Post, qui qualifie les tombes anonymes de plus grande fake news au Canada.
Traduit en français, le texte de Rouillard est repris par tout ce qui existe à la droite de la droite : des catholiques traditionalistes aux nationalistes blancs en passant par les anti-avortements et les péquistes de droite. Enfin, devenu une figure de proue du mouvement négationniste, Rouillard accorde en juillet dernier une entrevue à la publication complotiste Libre Média, dans laquelle le covido-sceptique Jérôme Blanchet-Gravel le présente comme le martyr des sciences historiques.
Tout ce temps, notre Didier Raoult des sciences humaines contribuait à forger une Histoire parallèle sans fondements scientifiques, mais à laquelle pouvait se rallier une communauté hétéroclite de réactionnaires avides de validation.
Des questions légitimes?
La rapidité et l’intensité de la réaction des gouvernements, des médias et de la société civile face à la découverte de Kamloops apparaissait sortir de nulle part pour toute une partie de la population qui ne connaissait parfois même pas l’existence de ces pensionnats.
Du jour au lendemain, c’était une quantité astronomique d’informations historiques, anthropologiques, politiques, méthodologiques et même géologiques qu’il fallait assimiler. Et encore fallait-il que ces informations soient présentées correctement.
Quelle est la fiabilité du géoradar? Comment en est-on venu à inspecter ces endroits en particulier? Quel est l’état de notre connaissance sur les pensionnats autochtones? Pourquoi les communautés concernées ne demandent-elles pas l’exhumation des dépouilles?
Aussi nauséabonds soient-ils, les textes de Rouillard et Rioux répondent fautivement et malhonnêtement à des questions valides qu’un individu de bonne foi peut tout à fait se poser.
Le problème ne vient pas de ces questions en elles-mêmes, mais du fait que la communauté historienne et les médias continuent à faire un bien piètre travail pour y répondre de façon didactique et cohérente. Pendant ce temps, l’extrême droite et le complotisme offrent l’apparence de réponses.
Un devoir de vulgarisation
Bien que je sois doctorant en Histoire, il m’a fallu un certain temps pour trouver des réponses à toutes les questions que soulève le mouvement négationniste. Lorsqu’on se contente d’une recherche rapide sur Google (ce qu’à peu près tout le monde fait), on tombe ou bien sur le texte de Rouillard et ses dérivés, ou bien sur des réponses à chaud qui se contentent généralement de condamner ces derniers sans prendre le temps d’en démonter les arguments de façon systématique.
Dans une tribune publiée le 30 novembre 2021 dans le Toronto Star, l’artiste autochtone K.J. McCusker explique cette dernière posture en soulignant (avec raison) que les militant·es négationnistes sont fondamentalement de mauvaise foi et ne se satisferont jamais des preuves qu’on leur présentera. À quoi bon alors s’entêter à réexpliquer?
Mais que fait-on de ces citoyen·nes de bonne foi (qu’on peut présumer majoritaire) qui veulent tout simplement comprendre? On ne peut espérer qu’iels aillent lire les rapports de fouilles, qu’iels connaissent la littérature scientifique et qu’iels comprennent à priori le fonctionnement des communautés autochtones.
Si on ne peut faire reposer sur le dos des Premières Nations le devoir de perpétuellement démontrer leur propre génocide, la communauté historienne et les médias doivent prendre conscience qu’un sujet d’une si colossale gravité doit bénéficier d’un travail de vulgarisation équivalent à celui de la COVID.
Comme pour cette dernière, il faut créer des espaces où des expert·es démonteront point par point chacune des théories négationnistes, répondront à toutes les questions (même les plus bêtes et les plus mal informées), se mettront en chasse aux fausses nouvelles et bien d’autres choses encore.
Il s’agit d’une entreprise longue et pénible, mais en s’y refusant par principe ou par orgueil, on laisse le soin aux Rioux, Kay et Rouillard d’éduquer la population sur l’une des plus grandes tragédies de l’Histoire de notre continent.
Les lecteurs et les lectrices trouveront certains détails sur la découverte de ces tombes anonymes dans ce texte.
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