Reportage

Réfugiés afghans : donner un visage aux chiffres (3)

Portrait de Farida Nekzad, journaliste et enseignante afghane ayant fui le régime des talibans

Photographies de Sarka Vancurova

16 645. C’est le nombre de réfugié·es afghan·es accueilli·es pas le Canada depuis août 2021. Ottawa souhaite cependant réinstaller au moins 40 000 ressortissant·es afghan·es, et c’est loin d’être fait. Malgré les efforts du gouvernement, beaucoup s’impatientent pour obtenir leurs papiers et pouvoir atterrir sur le continent. Loin de l’enfer des talibans.

Pour aller plus loin que les chiffres, nous avons rencontré quelques familles afin de comprendre leur réalité, ce par quoi elles ont dû passer et où elles en sont maintenant. Dernier portrait d’une série de trois.

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Farida Nekzad

Farida Nekzad est née à Kaboul. En 1995, lorsque les talibans débarquent, elle part avec sa famille au Pakistan, où elle étudie pendant plusieurs années. « J’ai ensuite commencé à travailler avec les réfugiés afghans, pour le BEFAR (Basic Education for Afghan Refugees), un organisme qui offre l’éducation de base pour les réfugiés. Je supervisais cinq écoles composées de filles dans les camps », exprime-t-elle.

Dès 2001, Mme Nekzad s’intéresse au journalisme et devient reporter indépendante. Quelque temps après la chute des talibans, en 2002, elle retourne en Afghanistan et fonde l’agence de presse indépendante Pajhwork Afghan News. « Au début, je ne considérais pas le journalisme comme un travail, une vraie profession. Je le voyais comme une activité, un divertissement. Finalement, à mon retour en Afghanistan, j’ai compris que c’était une responsabilité, et même un devoir », poursuit-elle.

Une décision qui n’a pas plu à tout le monde.

« En tant que journaliste féminine, j’ai été confrontée à de nombreuses menaces de la part des chefs djihadistes, mais mon père m’a toujours soutenue dans ma décision, même s’il était inquiet pour ma sécurité », raconte-t-elle.

La situation instable de l’Afghanistan l’a aussi toujours préoccupée. « Ça fait 40 ans que les gens souffrent de la guerre, depuis l’occupation soviétique. Et ça affecte toujours plus profondément les civils. Lorsque les attentats-suicides ont commencé, les civils ont été beaucoup plus touchés. Les familles perdent leur fils, leur fille… beaucoup d’enfants ont été tués dans les écoles par des attentats sous le régime taliban depuis 40 ans. »

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Éduquer les femmes, son combat

En apprenant peu à peu son métier de journaliste, Farida Nekzad s’est aussi rendu compte des enjeux criants pour les droits des femmes. « N’importe quel gouvernement en Afghanistan prend toutes les décisions pour les femmes, dans les domaines sociaux, professionnels, exprime-t-elle. Je me suis donc dit que l’action était la clé. Je veux porter et amener ses problèmes sociaux au gouvernement ».

C’est notamment pour cette raison qu’elle a créé, en mars 2003, la radio Aina. « On y parle de la vie sociale, professionnelle, mais aussi des problèmes de toxicomanie en Afghanistan et de ce que devraient être les droits des femmes dans la Constitution », explique-t-elle.

Plus tard, en 2017, elle a aussi monté un Centre pour la protection des femmes journalistes afghanes. « Le but était d’aider, de protéger et de réaliser des enquêtes et des statistiques sur le journalisme en Afghanistan », explique-t-elle.

Farida Nekzad | Photo : Sarka Vancurova

Farida Nekzad se préoccupe beaucoup de l’éducation des femmes, interdite sous le régime des talibans. « Si vous prenez d’autres pays comme la Malaisie, l’Indonésie ou d’autres pays musulmans, ils sont très ouverts à la participation des femmes dans la société en respectant la loi de la Sharia. Bien que l’éducation soit un droit humain fondamental pour tout citoyen afghan, les talibans ne laissent pas les filles aller à l’école. Je ne comprends pas pourquoi! » s’exaspère-t-elle.

« Les filles des talibans sont toutes actives, au Qatar, au Pakistan, en Arabie saoudite et sont en train de s’éduquer. Mais pas en Afghanistan. C’est traumatisant pour les femmes. On souffre chaque jour d’abus, de torture, de violation de nos droits et personne n’y porte attention. »

Farida Nekzad a toujours eu espoir que sa fille puisse être éduquée dans un environnement favorable. « Les étudiant·es en Afghanistan ne sont pas dans de bonnes conditions. Il y a tellement de conflits, d’insécurité, d’explosions… Lorsqu’un jeune quitte la maison pour se rendre à l’école, il y a de nombreux obstacles, il peut se faire kidnapper, bombarder… L’anxiété et la panique sont omniprésentes », raconte-t-elle.

Une nouvelle vie

Farida Nekzadd part d’Afghanistan deux semaines après l’entrée des talibans à Kaboul. Début septembre 2021, elle atterrit à Ottawa, avec sa fille, mais sans son mari ni leur fils. Une situation complexe et inattendue pour la journaliste.

« À New York, le Comité pour la protection des journalistes (Committee to Protect Journalists) m’a invité au Qatar. En arrivant là-bas, ma fille, mon fils, mon mari et moi avons reçu le visa canadien. »

« Le jour où mon mari et mon fils devaient me rejoindre pour aller au Canada, une explosion a éclaté à l’aéroport [de Kaboul]. C’était l’État islamique, les talibans entamaient leur deuxième semaine à l’aéroport, il y a eu 500 morts ce jour-là, mais mon mari et mon fils n’ont rien eu », se souvient-elle.

Pour être réunie à nouveau, la petite famille a donc dû reprendre les démarches à zéro lorsque Farida Nekzad est arrivée au Canada. « Ils espèrent pouvoir venir bientôt… »

Depuis, son mari Rahimullah Smander et son fils ont essayé deux fois de se rendre au Canada. Mais le danger reste très présent et les talibans contrôlent toujours les frontières. « Mon mari est aussi journaliste, alors c’est une cible pour les talibans », assure-t-elle. En effet, M. Smander a été président de l’Association des journalistes indépendants d’Afghanistan (AIJA) et directeur de l’une des stations de radio à Kaboul – Radio Azadi. Encore aujourd’hui, il attend d’obtenir un visa pour pouvoir sortir du pays.

Vent d’espoir

Maintenant bien installée, Farida Nekzad est journaliste en résidence à l’Université Carleton, à Ottawa. Deux à trois fois par semaine, elle intervient en tant que professeure invitée dans les cours de journalisme, donnant son point de vue sur les sujets traités par les étudiant·es, à partir de son expertise en Afghanistan.

Elle espère aussi compléter sa maitrise en journalisme. « Je me réjouis à l’idée de continuer à élargir mon savoir académique. Je peux exercer mes droits et notamment la liberté de m’exprimer et parler de tous les enjeux qui m’intéressent ici », affirme-t-elle, soulagée.

Farida Nekzad se dit aussi « très heureuse » d’être au Canada, notamment pour sa fille et son éducation. « Elle est dans un environnement paisible qui lui permet d’être entière et d’exercer tous ses droits », explique-t-elle.

La journaliste s’inquiète cependant pour les familles en détresse restée là-bas. « Les talibans ferment l’accès aux vols. Beaucoup de personnes sont actuellement en train d’attendre à Abou Dhabi ou à Islamabad pour être transférée vers des pays tiers, munis de tous leurs documents, mais sans aucune possibilité de quitter! » explique-t-elle.

Une situation d’autant plus compliquée depuis le début de la crise en Ukraine selon Mme Nekzad : « Le Canada s’était engagé à évacuer 40 000 citoyens afghans. Il y en a eu seulement 15 000. Les autres sont bloqués dans un long processus », ajoute-t-elle.

« Plusieurs pays se sont engagés à évacuer le peuple afghan, mais aujourd’hui, depuis environ deux ou trois mois, ils se sont arrêtés. Surtout depuis la guerre en Ukraine. Pour l’Ukraine, toutes les portes sont ouvertes, pour l’Afghanistan, toutes les portes sont fermées, même si les gens ont leur visa ».

Pour ceux qui ne désirent pas quitter l’Afghanistan, la situation n’est cependant pas meilleure. Les journalistes, par exemple, ne peuvent pas non plus travailler sur place, d’après Farida Nekzad.

« Nous devrions avoir la possibilité de repenser l’Afghanistan et de faire en sorte que les gens qui y sont encore puissent vivre en paix », pose-t-elle.

Malgré tout, elle garde une grande attache à son pays. « Après plusieurs mois passés en Amérique, en Allemagne, en Norvège, j’avais toujours le mal du pays, je sentais le besoin d’être à Kaboul. J’aime mon pays, conclut-elle. Tout ce que je fais, c’est en vue d’aider mon pays. »

Avec la collaboration de Sarah Mugglebee pour la traduction des entrevues.

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