En 1973, Martha Mitchell occupait une place importante du cercle politique de Washington. Intelligente et pleine d’esprit, l’épouse du procureur général des États-Unis sous le gouvernement Nixon a osé s’attaquer à la tête de l’État.
Elle est l’une des premières voix à avoir tenté d’avertir le pays de la corruption, et elle a contacté la presse pour dénoncer des malversations du Watergate. Mais ses allégations concernant les comportements de l’administration Nixon ainsi que le traitement dont elle a été la cible ont été totalement ignorés tant par les médias que par les autorités.
Et pour avoir eu le courage d’appeler les choses par leur nom. Martha Mitchell a payé un prix exorbitant : elle a été broyée par l’establishment politique et condamnée à une mort sociale.
S’évertuant à dissimuler le scandale, les partisans de Nixon ont déployé l’artillerie lourde pour la discréditer. Écartée des annales de l’histoire, elle a été condamnée à devenir une figure bâillonnée du plus grand scandale politique du 20e siècle.
Ce n’est que près de 50 ans après sa mort que son rôle dans le scandale Watergate est finalement dévoilé dans un documentaire, The Martha Mitchell Effect. Il est aussi question de Martha Mitchell dans une série, Gaslit qui veut remettre les pendules à l’heure sur cette page sombre de l’histoire. C’est ainsi que le scénariste de Gaslit s’est intéressé à « la façon dont la complicité détruit les gens. »
A l’époque, pour discréditer Martha Mitchell, les stratégies ont utilisé les « stéréotypes des années 1950 » pour détruire toute femme qui s’exprime. Or, ces méthodes sont encore employées aujourd’hui.
Une stratégie visant à discréditer
Facebook a utilisé la même stratégie pour discréditer la lanceuse d’alerte Frances Haugen, selon Veena Dubal, spécialiste des questions de race et de genre dans la main-d’œuvre technologique à l’Université de Californie Hastings College of the Law. La vice-présidente de Facebook, Monika Bickert, a ainsi déclaré que Haugen n’était « pas une experte » en affirmant que l’ingénieure avait volé des documents à Facebook.
Selon ce modus operandi, la plupart des femmes et des minorités qui dénoncent sont diabolisées. Et quand les lanceuses d’alerte sont des femmes noires, elles sont la cible d’attaques non seulement sexistes mais aussi racistes. Cette expérience intersectionnelle les rend doublement invisibles, et leurs expériences au sein des institutions deviennent inaudibles.
Dans un article paru dans le journal Politico, les journalistes Brakkton Booker, Emily Birnbaum and Leah Nylen s’intéressent au cas des lanceuses d’alerte racisées. Et elles constatent que pour elles, dénoncer n’est pas avantageux.
Lorsqu’elles dénoncent les actes qui vont à l’encontre de l’intérêt public, ces femmes ne sont tout simplement pas perçues comme étant crédibles.
Google : Timnit Gebru
En 2020, au moment où Timnit Gebru rendait publiques les malversations de Google, la cinquième plus grande entreprise au monde tentait de retrouver sa réputation après quatre ans de scandales.
Gebru est une réfugiée qui s’est frayée un chemin jusqu’au cœur de l’industrie technologique. Elle est une ingénieure passionnée par l’Intelligence artificielle (IA).
Gebru a surmonté de multiples obstacles. Alors qu’elle était étudiante, certains professeurs étaient incapables de concevoir qu’elle, une réfugiée éthiopienne, puisse exceller en mathématiques et en sciences. À l’université, on s’est même questionnée sur ses compétences : Gebru est-elle « réellement intelligente » ou a-t-elle été admise en raison d’un programme d’action positive?
Ce sont ces expériences qui l’ont amenée à lutter pour la justice sociale et raciale. Elle a la réputation de dire ce qu’elle pense, et considère qu’elle doit agir afin de redresser les injustices raciales, ce qui lui a valu de nombreux ennemis.
Devenue leader de l’intelligence artificielle éthique chez Google, elle a soulevé les biais dont sont affublés les algorithmes. Elle a également dénoncé une culture hostile, territoriale et intensément hiérarchique, les comportements toxiques de certains hommes, ainsi que le manque de femmes et de personnes racisées aux postes de direction. Or ce manque de représentation a des conséquences sur le développement des politiques et a pour effet de permettre la reproduction ou encore l’aggravation des inégalités sociales.
Elle a critiqué vertement les programmes de diversité qui font porter le fardeau aux employé·es marginalisé·es alors que les problèmes systémiques sont enracinés dans la culture organisationnelle ainsi qu’au sein même du leadership de Google.
Mais à la suite de la divulgation de ces éléments d’intérêt public, plutôt que de modifier ses pratiques comme le suggérait Gebru, l’entreprise l’a sacrifiée tout en prétendant publiquement qu’elle était incompétente et qu’elle ne respectait pas les normes de l’industrie.
Gebru affirme qu’elle a été congédiée à la suite « d’un cocktail toxique de racisme, de sexisme et de censure. » Elle s’est exprimée dans un tweet : « J’écris un courriel pour demander des changements, je me fais virer, après une enquête de 3 mois, ils(Google) disent qu’ils devraient probablement faire certains des changements pour lesquels j’ai probablement été viré. Il n’y a aucune imputabilité. ZÉRO. »
Pinterest : Ifeoma Ozoma et Aerica Shimizu Banks
Chez Pinterest, deux femmes noires, Ifeoma Ozoma et Aerica Shimizu Banks ont également dénoncé qu’elles étaient la cible de discrimination fondée sur le sexe et la race. Après avoir porté plainte contre Pinterest, elles ont fait l’objet de représailles et ont démissionné en mai 2020.
Un mois plus tard, lors des manifestations de Black Lives Matter, l’entreprise a déclaré publiquement soutenir ses employé·es noir·es. Ozoma et Banks se sont élevées contre l’hypocrisie de Pinterest en racontant leurs expériences de femmes noires au sein de l’entreprise.
Comme les canaris, qui alertent les mineurs d’une atmosphère empoisonnée, les questions touchant le construit social qu’est la race, sont des indicateurs des problèmes sociétaux qui affectent non seulement les minorités, mais aussi l’ensemble de la société comme le soulignait Lani Guinier et Gerald Torres, dans The Miner’s Canary, Enlisting Race, Resisting Power, Transforming Democracy.
Selon Ozoma, dans l’industrie technologique, les canaris que sont les femmes noires se retrouvent dans des situations précaires même lorsqu’elles occupent des postes de leadership.
Après de départ de Omoza et Banks, Pinterest a nommé Andrea Wishom, une femme noire et ancienne dirigeante de HARPO, à son conseil d’administration et elle a annoncé un partenariat avec la NAACP sur la formation d’un « Conseil consultatif sur l’inclusion ».
Tout comme Gebru, Ozoma et Banks ont été publiquement discréditées. Pinterest les a accusées de mentir et d’instrumentaliser le mouvement Black Lives Matter.
Selon Ellen Pao, la dénonciatrice de Kleiner Perkins Caufield & Byers (une société gestionnaire de capital-risque), « il y a déjà tellement de préjugés contre les femmes noires, les femmes latines, les femmes asiatiques, les femmes autochtones : la population a de la difficulté à les croire ». Ainsi, la réception des dénonciations des femmes racisées est totalement différente, on les considère comme suspectes.
Pour Veena Dubal, « [Les dénonciateurs masculins] défendent le reste d’entre nous alors que des femmes noires comme Omoza et Gebru et Banks ne sont pas crues. Au lieu d’être protégées, elles se font harceler. Elles sont considérées comme incompétentes, hystériques, des femmes noires en colère (angry Black woman) ».
Facebook : Frances Haugen
Revenons au cas de Frances Haugen. Ce constat devient plus manifeste à la suite de divulgations faites sur Facebook par cette lanceuse d’alerte, une femme blanche qui dénonçait le fait que la sécurité du public cède le pas devant le profit, et que les intérêts des actionnaires ont préséance sur l’intérêt du public chez Facebook.
En effet, comme le soulignait Ellen Pao, c’est beaucoup plus facile de soutenir Haugen, car « une partie de la population peut voir Frances comme leur fille, leur sœur ou leur épouse. »
Dans un tel contexte organisationnel, devrait-on changer l’expression alerte rouge pour alerte blanche?