Au Québec, les refuges pour femmes et enfants fuyant la violence conjugale débordent. Si les places sont difficiles à dénicher pour toutes, elles le sont encore plus pour les femmes handicapées ou qui ont un enfant handicapé à leur charge. Malgré des progrès importants au cours de la dernière décennie, certaines femmes se butent encore à des portes closes — ou, du moins, impossibles à ouvrir sans assistance. État des lieux.
Emmanuelle Arsenault-Champagne était surtout contente de pouvoir dormir en paix.
En automne 2019, alors qu’elle commençait un pénible processus de réadaptation après une lésion à la colonne vertébrale, elle a commencé à fréquenter un nouvel homme.
« Ça ne s’est pas très bien passé », se souvient-elle.
Il l’a agressé sexuellement. Elle l’a laissé. Mais il savait où la trouver.
« Il a commencé à m’envoyer des photos de lui avec des armes à feu », dit-elle. « J’ai eu très peur. Ce n’était pas une menace directe, mais j’ai compris le message. »
Elle s’est tournée vers SOS violence conjugale, la ligne téléphonique qui aide les femmes à trouver une place dans l’un des 105 refuges de première étape de la province, en plus de fournir d’autres services.
Or, elle redoutait l’expérience : « C’est très difficile de trouver une place en refuge, encore plus quand tu es seule sans enfants, et encore plus quand tu as un handicap. »
On la mettait en contact avec un refuge qui avait une ouverture et, le temps qu’elle appelle, la place était déjà prise. Elle a finalement trouvé une place dans une maison où elle devait monter un escalier pour accéder à sa chambre, ce qu’elle a fait « de peine et de misère ».
Peu importe. « C’est comme si on venait de me dire que je n’allais pas mourir », se souvient-elle, encore émue.
Cependant, le lendemain, elle devait recevoir un chien d’assistance.
Elle était la bienvenue à la maison; son chien, non. Elle a dû retourner chez elle et passer une autre nuit sans sommeil.
Or, l’Office des personnes handicapées du Québec confirme qu’il est illégal pour un refuge de refuser un chien d’assistance.
Trois ans plus tard, Emmanuelle Arsenault-Champagne regrette avoir cherché de l’aide, tellement son expérience a été démoralisante : « Si je n’avais rien fait, je n’aurais pas eu l’expérience d’être jetée dehors comme un déchet. C’était ça le plus grand traumatisme. »
Des besoins criants
Chaque jour, des femmes et des enfants en fuite se heurtent aux mêmes barrières qu’Emmanuelle. Claudine Thibaudeau, responsable de soutien clinique chez SOS violence conjugale, reconnaît que plusieurs maisons n’ont pas les outils pour accueillir des survivantes en situation de handicap.
Pourtant, les besoins sont criants, et connus depuis plusieurs années. Martine Lévesque, professeure adjointe en ergothérapie à l’Université de Montréal, s’intéresse aux « trajectoires de sortie » de femmes violentées en situation de handicap. Elle note que ces femmes font non seulement face à des barrières pour trouver des ressources adaptées et s’y rendre; elles sont aussi plus susceptibles de subir la violence.
Des données pancanadiennes de 2014 indiquent que 23 % des femmes en situation de handicap ont subi de la violence physique, sexuelle ou psychologique ou de l’exploitation financière aux mains d’un actuel ou ancien partenaire. Cette proportion est deux fois plus élevée que chez les femmes non handicapées.
Pour plusieurs, cette violence vient avec un élément de chantage : « Le conjoint va dire, “Si tu quittes, qui va s’occuper de toi?” », illustre Linda Gauthier, cofondatrice du Regroupement des activistes pour l’inclusion au Québec (RAPLIQ), et elle-même survivante.
SOS violence conjugale se bute régulièrement à l’impossibilité d’héberger chaque survivante qui en a besoin, avec ou sans incapacité. Pour environ une répondante sur trois, selon Claudine Thibaudeau, « on ne trouve rien de disponible ». Et pour les survivantes qui ont un handicap, ou qui ont un enfant handicapé à leur charge, les options sont encore plus réduites. « Il y a probablement des femmes [handicapées] qui n’appellent pas, parce qu’elles croient qu’il n’y aura pas de place disponible pour elles », dit-elle.
État des lieux
Le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale (RMFVVC) est le plus grand des trois réseaux de refuges au Québec, avec 44 maisons membres. Seulement 18 sont accessibles en fauteuil roulant, et huit autres sont « accessibles à divers niveaux », selon la porte-parole du regroupement, Cathy Allen.
Du côté de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes (FMHF), la directrice, Manon Monastesse, indique que « cinq ou six » des 37 maisons sont accessibles. Chez l’Alliance des maisons d’hébergement de 2e étape pour femmes et enfants victimes de violence conjugale (AM2E), seulement deux maisons-membres – à Sherbrooke et à Baie-Comeau – disposent actuellement d’unités accessibles, indique Gaëlle Fedida, coordonnatrice des dossiers politiques de l’alliance. Toutefois, 22 projets de refuge comportant au moins une unité accessible sont en cours.
Les raisons expliquant cet accès limité sont diverses. Plusieurs refuges sont des maisons unifamiliales réaménagées ou des bâtiments vieux de plusieurs décennies. « Le parc immobilier de nos maisons est très âgé, et les maisons construites il y a 30 ou 40 ans sont difficiles à adapter », remarque Manon Monastesse. « C’est un problème majeur. »
Le financement est toujours un obstacle. Plusieurs initiatives provinciales, fédérales et privées existent pour favoriser la mise en accessibilité des maisons, notamment le Programme d’amélioration des maisons d’hébergement (PAMH) du gouvernement du Québec. En 2018, le gouvernement Couillard avait déclaré dans son Plan d’action gouvernemental en matière de violence conjugale 2018-2023 que l’augmentation du nombre d’unités accessibles dans les maisons d’hébergement faisait partie de ses 50 actions prioritaires en matière de prévention de violence. Depuis lors, selon nos échanges avec la Société d’habitation du Québec (SHQ), 13 projets représentant un total de 149 logements sont en cours de réalisation ou ont été livrés grâce au financement supplémentaire octroyé dans le cadre de cette action.
Plus grand qu’une rampe
L’hébergement des femmes qui, comme Emmanuelle, ont une déficience motrice n’est qu’un aspect de l’accessibilité. En 2010, l’OPHQ publiait un bilan des services offerts aux femmes handicapées victimes de violence. Selon ce rapport, près de quatre maisons sur 10 avaient déjà refusé d’héberger des femmes handicapées ou des enfants handicapés.
« Ces femmes et ces enfants avaient, pour la plupart, une incapacité motrice ou une incapacité liée à un trouble grave de santé mentale », indique le rapport. Les intervenantes citent l’inaccessibilité des lieux, mais aussi leur propre méconnaissance des façons de faire pour aider ces usagères et le manque d’autonomie perçue de ces femmes. Plusieurs intervenantes notent que le fait d’avoir un enfant handicapé peut aussi empêcher une femme de sortir d’une situation violente.
Dans le cadre de son plan d’action, le gouvernement Couillard faisait état du besoin de recenser les formations existantes données aux intervenantes et de « favoriser le partage de connaissances » entre le réseau de la santé et les refuges, pour améliorer le soutien donné aux femmes et enfants ayant une déficience. En mars 2021, un rapport d’étape a indiqué que la mise en œuvre de ces actions était à venir.
Au cours des dernières années, les regroupements de refuges ont commencé à former leurs intervenantes pour faciliter l’accueil des usagères ayant une déficience intellectuelle, motrice ou sensorielle. Le RMFVVC a récemment produit un guide en ce sens. Cathy Allen note que toutes les intervenantes reçoivent une formation en inclusion qui traite des questions de handicap, de santé mentale et de dépendances. « Ceci étant dit, il faut qu’on cherche davantage de formation, parce qu’il y a tellement de choses à apprendre – par exemple, comment utiliser des pictogrammes ou vulgariser du contenu pour des personnes ayant une déficience intellectuelle? »
Elle considère qu’offrir des accommodements aux femmes qui en ont besoin est une façon de les soutenir dans leur processus d’autonomisation et de renforcer leur indépendance par rapport à leurs abuseurs.
Plusieurs maisons ont des ententes avec des CLSC pour assurer que des soins de base sont fournis aux femmes moins autonomes physiquement, bien que ces services soient « à géométrie variable » d’une région à l’autre, selon Cathy Allen. Les chiens d’assistance sont accueillis dans les maisons-membres des trois regroupements. « Nous sommes créatives et nous faisons de notre mieux, » dit-elle. « Nous ne fermons jamais la porte à une femme en disant que nous ne sommes pas accessibles – quitte à aménager une « chambre » d’urgence dans un bureau au rez-de-chaussée. »
La perspective d’une personne en fauteuil
Dans la dernière année, grâce à un financement du Secrétariat à la Condition féminine, le RAPLIQ a mis sur pied un service d’audit des maisons d’hébergement. En personne ou par vidéoconférence, une personne qui utilise un fauteuil roulant motorisé visite la maison pour évaluer son accessibilité et faire des suggestions de modifications abordables, explique Linda Gauthier.
Geneviève Lévesque est coordonnatrice de la maison La Débrouille à Rimouski, une maison-membre du RMFVVC. Elle a eu le soutien du RAPLIQ alors que des rénovations financées par la Société canadienne d’hypothèque et de logement (SCHL), la SHQ et la Caisse Desjardins étaient déjà prévues à la résidence. « Parler avec quelqu’un qui vit au quotidien en fauteuil roulant nous a permis d’adapter nos plans, » dit-elle. Des rails de transfert pour permettre à certaines personnes en fauteuil d’utiliser une douche et une salle de bains de façon autonome ont notamment été ajoutés aux plans.
Pour Gaëlle Fedida, les recommandations du regroupement, comme l’installation des comptoirs de cuisine à hauteur modifiable, ont été « d’une grande valeur ajoutée ». Elle espère que ce genre d’installation – pas nécessairement adaptée, mais « adaptable » – permettra aux maisons d’accueillir plus de personnes dans le besoin.
En 2020-2021, selon le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec, des financements de 4 millions $ ont été alloués aux maisons d’aide et d’hébergement et d’un million $ aux organismes œuvrant auprès des auteurs de violence pour permettre l’adaptation de leurs services aux réalités des populations en contexte de vulnérabilité, notamment les personnes ayant des limitations fonctionnelles. Des précisions sur les sommes allouées pour 2022 n’étaient pas disponibles au moment de publier. La SCHL n’a pas répondu à nos questions au moment de publier.
Toutes les intervenantes sont d’avis que, pour permettre à chaque femme handicapée vivant avec la violence de s’en sortir, davantage d’investissements sont nécessaires, tant dans la formation que dans la rénovation des maisons existantes.
Pour Emmanuelle Arsenault-Champagne, c’est une question de vie ou de mort. « Pour beaucoup de femmes en situation de handicap qui vivent de la violence conjugale, c’est utopique de penser qu’elles peuvent avoir de l’aide. Quand tes besoins sont constamment ignorés, tu laisses tomber, tu ne cherches pas l’aide. Il est vraiment temps d’en parler. »