Tribunal spécialisé en violences sexuelle et conjugale : ce qui change et ce qui ne change pas

Parmi les avancées : des salles dédiées aux causes de violences sexuelle et conjugale, des espaces adaptés, des procureur·es attitré·es qui suivent de A à Z les dossiers et des formations imposées aux juges.

Cinq projets pilotes du tribunal spécialisé en violences sexuelle et conjugale verront le jour au Québec, dont un premier a été inauguré à Salaberry-de-Valleyfield, en mars dernier. Mais quels seront les changements pour les personnes qui voudront entamer des procédures judiciaires après avoir subi des violences? Décryptage. 

Des salles dédiées aux causes de violences sexuelle et conjugale, des espaces adaptés, des procureur·es attitré·es qui suivent de A à Z les dossiers, des formations imposées aux juges et un meilleur accompagnement des victimes tout le long du processus. Voilà ce qui résume les changements que devrait apporter ce tribunal spécialisé, qui se décline en 5 projets pilotes à Québec, Salaberry-de-Valleyfield, Granby, Drummondville et La Tuque, mis en branle par le ministère de la Justice 

« Ça ne change ni le droit applicable, ni la présomption d’innocence, ni la nécessité de faire la preuve hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l’accusé », rappelle d’emblée Me Elizabeth Corte, co-auteure du rapport Rebâtir la confiance, sur lequel s’appuie la loi qui crée le tribunal spécialisé.

Son objectif : « mieux informer la victime, l’accompagner, la mettre dans la meilleure situation possible au niveau de l’environnement et de la préparation de son témoignage », résume Corte, qui a siégé comme juge à la Cour du Québec de 2009 à 2016. 

Cela fait suite au projet de loi 92, issu du travail d’un comité transpartisan composé de députées qui voulaient s’attaquer à la perte de confiance des survivant·es d’agressions sexuelles envers le système judiciaire. Une grogne qui s’était manifestée sur les réseaux sociaux, du mouvement #metoo à la publication de la controversée liste Dis son nom

Aménager l’espace 

Pas de construction de nouveaux bâtiments, mais certaines salles allouées aux causes de violences sexuelle et conjugale et d’autres dédiées aux victimes dans l’attente de leur témoignage, à l’intérieur des palais de justice déjà existants. « C’est une pièce où l’agresseur n’a pas accès, les intervenant·es spécialisé·es sont à l’intérieur. Il peut y avoir des jouets pour les enfants », détaille l’ex-juge Corte. C’est d’ailleurs ce qui se fait à Montréal depuis environ 20 ans. 

Des paravents et des salles de visioconférence devraient aussi être rendus accessibles, pour éviter que la victime n’ait à témoigner face à son agresseur allégué. 

« Ça peut sembler être des détails, mais ça fait une grosse différence », soutient Karine Gagné, directrice générale du Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) La Vigie, à Salaberry-de-Valleyfield. « [Quand] la victime témoigne et que l’agresseur est juste derrière elle, elle entend sa respiration, ses soupirs… », illustre l’intervenante. 

L’idée, c’est aussi de faire en sorte que victime et accusé ne se croisent pas. Un problème exacerbé dans les plus petits palais de justice. « Ici, à Valleyfield, il y avait une petite salle où les victimes attendaient, mais pour aller à la salle de bain, elles devaient passer par le couloir où les attendait leur agresseur […] C’était difficile pour elles […] Là, ils ont déplacé cette salle et une toilette sera aménagée à côté », détaille Mme Gagné, qui estime que cet aménagement fera une différence. 

Former et accompagner 

Désormais, les procureur·es de la poursuite suivront les dossiers de violences sexuelle et conjugale du début à la fin. Une avancée considérable et qui se faisait attendre, selon Rachel Chagnon, directrice du département des sciences juridiques de l’UQAM. Car un même dossier passait souvent d’un·e procureur·e à un·e autre, un facteur d’instabilité qui pouvait nuire à la compréhension des cas. 

Autre nouveauté: tout juge nouvellement nommé devra suivre le programme de perfectionnement sur les réalités relatives à la violence sexuelle et à la violence conjugale. 

Le projet prévoit aussi un meilleur accompagnement des victimes avant, pendant et après les procédures judiciaires. À noter que les organismes qui agissent auprès des survivant·es, faisaient déjà ce travail, d’après Karine Gagné du CALACS La Vigie. 

La police et la réception de la plainte 

« C’est bien de vouloir accommoder celles qui vont passer au tribunal, mais c’est une infime partie des personnes qui ont la capacité d’arriver devant le juge », nuance Mélanie Lemay, porte-parole et co-fondatrice du mouvement Québec Contre les Violences Sexuelles, lancé en 2016. Rappelons que seulement 6 % des agressions sexuelles commises sont signalées à la police, selon des estimations de Statistique Canada (2019). 

La réception de la plainte reste le nerf de la guerre, selon Mélanie Lemay.

Elle garde un dur souvenir de son premier contact avec les policiers lorsqu’elle a voulu dénoncer son agression subie à 17 ans. « La personne au bout du fil m’a dit : est-ce que c’est ton ex? Si oui, c’est vraiment bas de se venger comme ça », confie-t-elle. Une expérience qui s’est répétée six mois plus tard, lorsqu’elle a formellement porté plainte. 

Ajoutez à cela que des groupes surreprésentés dans les cas d’agressions sexuelles, comme les populations autochtones, afro-descendantes ou LGBTQ+ ne se sentent pas toujours en confiance avec la police, ce qui n’aide pas, selon Mélanie Lemay, qui est aussi doctorante en sociologie à l’UQAM. 

Les conditions de réception de la plainte ne sont pas revues par la loi qui crée le tribunal spécialisé, mais Me Corte et Mme Chagnon sont d’avis que plusieurs postes de police font des efforts actuellement pour mieux sensibiliser leurs effectifs. 

« Idéalement, il y aurait une première rencontre avec quelqu’un des CAVACS [Centre d’Aide aux Victimes d’Actes Criminels ] qui pourrait parler à la victime et l’aider à préparer son témoignage, suivie d’une rencontre avec un policier », fait valoir Rachel Chagnon. C’est d’ailleurs l’une des 190 recommandations du rapport Rétablir la confiance. « Dans les grandes villes, comme Montréal, c’est possible, mais les intervenants sont surtout présents de 9h à 5h… », déplore la professeure.

Autre zone d’ombre : les plaintes classées sans suite. « Tant qu’on n’aura pas un regard systématique sur les plaintes mises dans ces boîtes-là, et qu’il n’y a pas de contre-vérification, le problème peut perdurer », croit Mme Chagnon. 

Des ressources insuffisantes 

Reste le manque de ressources « endémique », qui peut expliquer l’accueil inadéquat que dénoncent certaines survivantes passées par le système de justice, selon Rachel Chagnon. Cette dernière note une carence en procureur·es, juges, ressources matérielles, en plus des systèmes informatiques vétustes, qui empêchent une mise à jour efficace des dossiers. 

La professeure craint que le tribunal spécialisé n’agisse comme une bombe à retardement, si le gouvernement ne s’attaque pas à ce problème.

« Maintenant qu’on crée ces chambres spécialisées, est-ce qu’on va mettre l’argent sur la table pour s’assurer qu’elles fonctionnent bien ou on va vampiriser les maigres ressources existantes dans le milieu? »

Rachel Chagnon, directrice du département des sciences juridiques de l’UQAM

Assistera-t-on à une hausse du nombre de plaintes? Dur à dire encore pour l’instant. « En faisant mieux les choses, les personnes devraient plus facilement aller vers le système », espère l’ex-juge Elizabeth Corte, qui, elle, y croit. « Mais les attentes ne doivent pas être : tout le monde sera trouvé coupable, les attentes doivent être : moi, je vais être mieux informé·e. », nuance-t-elle. 

Même son de cloche du côté de Karine Gagné du CALACS La Vigie, qui voit d’un bon œil l’arrivée du projet-pilote à Salaberry-de-Valleyfield, même s’il faut encore que « le tribunal [spécialisé] fasse ses preuves ». 

À l’issue de ces projets pilotes, 10 tribunaux spécialisés devraient voir le jour au Québec.

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