Une gauche incertaine : au sujet de l’ouvrage Identité, « race », liberté d’expression

CHRONIQUE | À en croire cet ouvrage, les « wokes » favoriseraient la fracture de la gauche. Or, cette gauche incertaine qui s’exprime dans cet ouvrage consacre tous ses efforts à rejeter avec mépris les luttes d’une part importante de la jeunesse rebelle qui s’active sur tant de fronts en même temps, y compris sur des enjeux sociaux. Mais pour le savoir, encore faudrait-il ne pas s’enfermer dans son « ressenti » et s’intéresser à la réalité concrète dans toute sa complexité.

Il y a peu, les Presses de l’Université Laval ont publié un ouvrage collectif intitulé Identité, « race », liberté d’expression : perspectives critiques sur certains débats qui fracturent la gauche. Dirigé par deux professeurs à la retraite de l’UQAM, Rachad Antonius (sociologie) et Normand Baillargeon (sciences de l’éducation), cet ouvrage propose une critique d’une « certaine gauche » antiraciste, féministe et pro-trans, qu’ils qualifient de « woke » pour être dans le vent.

Cet ouvrage est présenté comme une référence utile pour bien saisir la menace « woke », mais il incarne les maux qu’il prétend combattre, par un étrange jeu de miroir.

À en croire cet ouvrage, il faut privilégier un « débat critique et respectueux » (p. 24), contrairement aux « wokes » qui ont la vilaine habitude d’« affubler de toutes sortes d’étiquettes dépréciatives » leurs adversaires (p. 153). Or voilà comment l’on parle des « wokes » dans cet ouvrage : il s’agit d’une « perversion » et d’une « dégénérescence » (p. 130) de « militants de la bien-pensance postmoderne » (p. 155) d’une « gauche culturelle victimaire, minoritariste [sic.], racialisée et polygenrée » prônant un « relativisme subjectif postmoderne » (p. 91) imposant son « despotisme » (p. 227). Ce n’est pas tout. Ces « tenants de la rectitude politique n’ont guère réfléchi pour former leurs opinions » (p. 162) car ce sont des « fanatiques » (p. 248) qui s’agitent « comme les jeunes enfants dont l’activité, ainsi que l’a montré Piaget, est limitée par leur égocentrisme » (p. 156). Enfin, on reproche aux « wokes » de pratiquer la « diabolisation de l’adversaire » (p. 283). Les coquins !

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À en croire cet ouvrage, on ne peut plus aujourd’hui faire usage du « mot en N », en raison des « wokes » dont les « pratiques criminalisantes » rappellent « l’époque totalitaire de Staline et la révolution culturelle de Mao » (p. 92). Or ce mot prétendument interdit est imprimé dans cet ouvrage en toutes lettres, et pas moins de 90 fois ! On n’a plus les Staline et Mao d’antan…

À en croire cet ouvrage, il faut défendre la liberté universitaire, mais rejeter certains mots et concepts, dont « patriarcat », « postcolonialisme », « blanchité » et « racisme systémique ». Alors, pour ou contre la liberté universitaire ?

À en croire cet ouvrage, les études sur le genre et la race manquent de rigueur. C’est aussi ce que répète Normand Baillargeon dans ses chroniques du Devoir, où il déplore que des revues à prétention scientifique « publient, très vite, dans ce qui a toutes les apparences d’une revue scientifique légitime, des textes qui n’ont pas été évalués par des pairs et qui racontent parfois des bêtises ». Or, après vérification auprès des Presses de l’Université Laval, il s’avère qu’elles n’ont soumis le manuscrit à aucune évaluation anonyme par les pairs. Cet ouvrage a donc toutes les apparences — sur la couverture — d’une publication scientifique, mais il s’agit en réalité d’un recueil d’essais polémiques, qui racontent parfois des bêtises. 

À en croire cet ouvrage, il ne faut surtout pas « abandonne[r] les critères d’objectivité et de rationalité, comme horizons à atteindre, au profit du ressenti » (introduction, p. 24). Or cet ouvrage n’exprime que du ressenti. L’introduction n’est fondée sur aucune référence (zéro) et l’ouvrage ne mobilise pas d’enquêtes universitaires au sujet des campus aujourd’hui. On évoque une dizaine de fois les universités aux États-Unis, mais sans mentionner de recherches sur le sujet. On ne revient même pas sur les études publiées dans les années 1990 qui démontraient que la polémique de la « political correctness » avait été fabriquée par les forces conservatrices de l’époque. 

Comble de l’absurde, on reproche aux « nouvelles théories identitaires » de rejeter la science, mais en citant pour preuve l’Appel de l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires, publié dans le magazine Le Point. Or ce manifeste est le produit d’un réseau d’universitaires réactionnaires à qui plusieurs ont reproché le manque total d’expertise pour se prononcer de manière sérieuse sur ce sujet. 

À en croire cet ouvrage, la « certaine gauche » « woke » aurait abandonné la question sociale, et même toute réflexion au sujet du capitalisme. Or, presqu’aucun des chapitres de cet ouvrage n’évoque la question sociale ou le capitalisme et les études identitaires sont présentées comme bien plus dangereuses pour les classes populaires que la doctrine néolibérale enseignée aux HEC et dans les départements de gestion et de marketing. 

À en croire cet ouvrage, il n’existe pas d’universitaires progressistes dont l’embauche a été bloquée ou qui ont été mis à pied pour avoir défendu Black Lives Matters, les antifascistes ou la Palestine, entre autres cas, ni des dizaines de mobilisations néo-nazies sur les campus aux États-Unis.

À en croire cet ouvrage, les « wokes » favoriseraient la fracture de la gauche. Or, cette gauche incertaine qui s’exprime dans cet ouvrage consacre tous ses efforts à rejeter avec mépris les luttes d’une part importante de la jeunesse rebelle qui s’active sur tant de fronts en même temps, y compris sur des enjeux sociaux.

Mais pour le savoir, encore faudrait-il ne pas s’enfermer dans son « ressenti » et s’intéresser à la réalité concrète dans toute sa complexité. Encore faudrait-il être guidé par une véritable curiosité intellectuelle et politique, plutôt que de rejeter par principe les développements conceptuels et théoriques les plus stimulants de la pensée critique contemporaine.

À en croire cet ouvrage, cette gauche incertaine qui s’y exprime partage avec les forces conservatrices et réactionnaires un même ressentiment, sans jamais réfléchir de manière critique à cette étrange confusion ni à l’effet d’un tel alliage idéologique.

On pourrait reprocher à cet ouvrage de participer lui-même à la fracture de la gauche qu’il dénonce, mais encore faudrait-il qu’il soit à gauche, ce qui est bien incertain…


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