Le 1er février marque le premier jour du Mois de l’Histoire des noir·e·s. Cette journée-là, des menaces à la bombe ont été envoyées à au moins onze établissements universitaires aux États-Unis, forçant l’évacuation de bâtiments et de campus. Il s’agissait d’établissements reconnus par le gouvernement fédéral comme « historiquement noirs » (Historically Black Colleges and Universités — HBCU). Ces établissements, fondés au 19e siècle ou au début du 20e siècle pour offrir une formation supérieure à la communauté afro-américaine soumise aux lois ségrégationnistes, sont aujourd’hui ouverts à tout le monde. Certains de ces établissements sont célèbres, comme Howard University, fondée en 1867 à Washington et connue comme la Harvard Noire.
Ces établissements poursuivent encore aujourd’hui leur mission de favoriser la formation de la communauté afro-américaine, et voilà pourquoi ils sont la cible de telles menaces.
La veille, c’est au moins six de ces établissements qui avaient reçu une menace à la bombe et au moins neuf le 4 janvier. Dans l’une de ces menaces, il était question de venger le suprémaciste blanc qui a tué neuf membres de l’Église épiscopale méthodiste afro-américaine à Charleston, en Caroline du Sud, en 2015. Selon le FBI, ces vagues de menace à la bombe semblent être coordonnées par un groupe d’au moins une demi-douzaine de personnes.
Ce n’est évidemment pas la première fois que ces établissements sont la cible de menaces racistes. Dans les dernières années, ils ont reçu des menaces de mort, par exemple de « tuer toutes les personnes noires », et d’autres appels à la bombe qui ont forcé des évacuations. Des bannières de Black Lives Matter sur ces campus ont aussi été vandalisées par des militants suprémacistes blancs du groupe Front patriotique (Patriot Front), qui ont aussi posé des autocollants et peint des graffitis sur différents campus.
Il y a eu plus de 69 rassemblements d’extrême-droite sur les campus aux États-Unis en 2018-2019 et des campagnes de tractage et d’affichage d’extrême droite, comme celles des groupes Identity Europa et Atomwaffen Division, sur 433 campus en 2019 (environ 8% des établissements universitaires).
Tout cela dans un contexte où des politiciens républicains, des polémistes réactionnaires et des agitateurs de Fox News chauffent à blanc (!) l’opinion publique au sujet de la menace que représenterait la « théorie critique de la race » (critical race theory). Le chercheur Christopher F. Rufo, du groupe de réflexion néolibéral Institut Manhattan, a manœuvré consciemment pour transformer en épouvantail l’expression « théorie critique de la race », pourtant un champ d’études universitaires bien développé, en particulier à l’École de droit de l’Université Harvard. Il a candidement expliqué avoir sciemment « décodé et recodé l’expression pour la redéfinir de manière à l’associer à l’ensemble des fabrications culturelles qui ne sont pas populaires auprès des Américains ». Il ajoutait, dans une entrevue accordée au New Yorker :
« Nous avons besoin d’un nouveau vocabulaire pour parler de nouveaux enjeux. L’expression “rectitude politique” [political correctness] est usée et, plus important encore, n’est plus réellement appropriée. […] Les autres références sont également inadéquates : la “culture de l’annulation” [cancel culture] est un terme vide de sens et ne se traduit pas en programme politique, “woke” est une bonne épithète, mais c’est trop général, trop extrême et trop facile à écarter. La “théorie critique de la race” est le méchant parfait [the perfect villain] » (je souligne)
Si cette expression n’avait été mentionnée sur la chaîne Fox News que quelques fois de 2012 à 2019, elle l’a été en moyenne environ trente fois par jour, l’été dernier, y compris par Ruffo lui-même, qui a été invité sur ses ondes une quinzaine de fois. Il a aussi précisé sur Twitter : « Il est temps de faire le grand ménage de la maison d’Amérique : démettre le procureur général, assiéger les universités, abolir les syndicats dans l’enseignement et prendre le contrôle des commissions scolaires. » Rien de moins.
Dans les derniers mois, c’est par dizaine que des projets de loi ont été déposés dans différents États pour bannir l’enseignement à l’école de la « théorie critique de la race ». C’est qu’il ne serait apparemment pas très chic d’apprendre aux enfants que l’esclavage a participé du développement historique de leur pays.
Des parents portent plainte à des commissions scolaires qui bannissent de bibliothèques d’écoles des livres de la grande écrivaine afro-américaine Toni Morrison ou la bande dessinée sur la Shoah, Maus. Ce mouvement n’est pas le fruit du hasard. Des polémistes comme Christopher Ruffo, des politiciens trumpistes et des lobbyistes, comme le groupe Action Héritage pour l’Amérique (Heritage Action for America), à Washington, sont fortement mobilisés sur ce front. Ce lobby, par exemple, diffuse des textes de Christopher Ruffo, propose un document intitulé Rejetons la théorie critique de la race (Reject Critical Race Theory) et offre la procédure à suivre pour qui veut dénoncer des programmes de sensibilisation au racisme, par exemple dans l’armée, en relayant automatiquement une plainte à votre représentant au Congrès.
Fox News a aussi défendu la thèse totalement farfelue que la déroute militaire des États-Unis d’Afghanistan en août 2021, après vingt ans d’occupation vaine, s’expliquerait parce que l’armée organisait « chaque semaine des réunions au plus haut niveau au sujet des transgenres, du racisme, de l’extrémisme, des agressions sexuelles, du harcèlement sexuel, etc. » Quel coup de chance pour les talibans!
Si le Mois de l’Histoire des noir·e·s ne dure que 28 jours, pareilles mobilisations et offensives idéologiques pour la suprématie blanche prouvent bien qu’on a besoin de théories critiques de la race et du racisme 365 jours par année.