Sur les murs de Montréal, en mars 2012 | André Querry
Entrevue

Grève de 2012 : « ça a été une réfutation en acte de la démocratie libérale »

Faire la grève, c’est déjà « changer les règles du jeu » en faisant l’expérience d’une autre façon de vivre, au-delà du travail et de la politique ordinaire, selon les auteur·trices du livre On s’en câlisse.

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L’ouvrage collectif On s’en câlisse : histoire profane de la grève, paru peu après le printemps étudiant, est republié ces jours-ci, dix ans après les événements. Il cherche à restituer l’esprit de la grève vécue de l’intérieur, grâce à un mélange de descriptions factuelles, d’analyse politique et de récits à la première personne. Derrière ce livre atypique : le Collectif de débrayage, un groupe d’auteur·trices anonymes qui ont tout écrit à plusieurs mains. Pivot s’est entretenu avec elles et eux pour réfléchir à l’héritage de 2012 – et à ce qu’il a de toujours actuel.

Quelle compréhension de la grève de 2012 propose votre livre? En quoi la grève a-t-elle été importante, significative?

On s’en câlisse porte d’abord attention à la circulation, autour de 2012, de ce qu’on a appelé le faire-grève. Autrement dit : de tout ce qui relève de la pratique de la grève en elle-même, pour elle-même, sans égard aux programmes ni aux résultats. Le faire-grève, c’est tout ce qui ne produit rien, et qui par là même finit par tout produire. On voulait raconter la grève vécue comme une prise de risque aux effets imprévus, en faisant d’elle un phénomène magique.

L’expérience du faire-grève, pour nous, c’est le moment où l’on sent qu’on peut changer les règles du jeu, devenir autre chose que ce qu’on nous assigne à être.

Ce qui nous apparaît le plus significatif, c’est la manière dont le mouvement a défié les injonctions à mesure que le conflit se judiciarisait, jusqu’au refus de la loi spéciale : un des rares moments où la politique de la rue a pu rendre caduc l’état d’exception. Moment précieux, non seulement par son intensité, mais également par ce qu’il a pu changer dans notre façon de percevoir la situation et l’horizon des possibles. Le mouvement aura aussi été emblématique par la manière dont il a su déborder la question étudiante pour s’élargir à de vastes pans de la société (ce qu’on a appelé le surgissement de la plèbe).

Au regard des autres essais publiés sur le sujet, avec On s’en câlisse, on n’a pas voulu se limiter aux analyses socioéconomiques ni aux discours ou aux pratiques des protagonistes « officiels ». On parle non seulement en tant que grévistes, mais aussi du point de vue de la grève comme événement d’irruption. Écrire ce livre était pour nous une manière de se donner ensemble des outils pour poursuivre le faire-grève au-delà du retour à la normale. On voulait se donner les moyens de communiquer certaines tactiques, les bons et les mauvais coups du mouvement, pour en inspirer d’autres.

UNE ÉCRITURE COLLECTIVE ET ANONYME

Comment l’écriture choisie par le Collectif de débrayage est-elle en continuité avec l’esprit de la grève?


À l’époque on ne s’était pas vraiment posé la question de comment écrire ce livre, ça a pris cette forme assez spontanément, parce que la « vibe » de la grève nous a rassemblé·es sous ce mode-là. Pour le coup, dix ans après, ça nous est vraiment rendu impossible d’identifier qui a écrit quelle phrase. A posteriori, on peut voir que cette écriture anonyme et collective correspondait bien à l’esprit du mouvement, dont la véritable actrice était une multiplicité anonyme qui s’en câlissait des noms, des hiérarchies et des titres à parler (une multiplicité « profane », dans ce sens). La forme du livre correspond à cet esprit parce qu’elle en était tirée.

Par contre, elle n’a jamais eu vocation à « représenter » la frange radicale du mouvement : ce qu’on y a vécu de plus intense n’appartient à personne, pas même à celleux qui étaient aux premières loges. Mais on n’a pas cherché non plus à s’en extraire en adoptant un regard en surplomb. On voulait exprimer les choses qu’on avait senties, qui circulaient de manière assez forte à ce moment-là, et qui n’étaient jamais véhiculées dans les analyses publiques. On n’avait pas le choix d’assumer une voix partiale et partielle, en refusant de construire une parole uniforme. Dans tous les cas, se garder une petite gêne anonyme nous a paru comme la seule manière de rester fidèles à l’idée que la grève n’appartient à personne, qu’elle relève précisément de l’inappropriable. Il y a eu une volonté d’humilité partagée, ça allait de soi pour tout le monde qui a eu part au projet, de près ou de loin. Pour écrire en grève il a fallu faire grève de nos propres noms propres.

Quelle est votre lecture de l’héritage de la grève, dix ans après les événements?

Le principal impact de la grève s’est joué selon nous au niveau de l’expérience : dans tout ce que les gens qui ont été pris dans le mouvement ont vécu d’intensités collectives, de moments partagés, de réflexions politiques, de créations, etc. C’est dans le tissu des vies, le caractère inouï des vécus, que la grève a été la plus marquante. Le conflit a montré au grand nombre que les luttes sociales peuvent surmonter la répression et les entraves juridiques. Éprouver une puissance collective, sentir une force commune, ce n’est pas juste une spéculation politique : ça laisse des traces dans les trajectoires de vie.

Un autre impact important, c’est la visibilisation de l’endettement comme opération politique, comme mise au travail, voire comme mode de gouvernementalité enchaînant l’individu à la production sociale en générant des affects de culpabilité, d’angoisse, de peur, etc.

C’est entre autres contre ça que le mouvement s’est battu, comme en témoigne le slogan : « C’est quoi le message qu’on donne aux jeunes? Travaille, consomme pis ferme ta gueule! ». En mettant la qualité de la vie au centre de la lutte, le mouvement a participé à ce refus du travail, à cette volonté de décentrer la place du travail dans nos vies, qui est palpable chez les jeunes générations. 

Si la grève de 2012 est née contre l’arrogance du système d’endettement, elle a redoublé d’ardeur face à l’arrogance du gouvernement Charest. Les gens ont pris au sérieux le défi que le pouvoir leur a lancé, et c’est une grande leçon que les gouvernants retiennent sans doute autant que nous : l’insolence est la meilleure réponse à l’arrogance du système. Une insolence venant d’en bas, qui a une seule chose dire à ceux d’en haut : « Prenez-nous pas pour des caves ». Encore aujourd’hui, même la CAQ se garde une gêne par rapport au dégel des frais de scolarité. Ça a sûrement participé à un retour de l’idée de dignité comme but politique, par contraste à la critique de l’exploitation et des inégalités dans les discours traditionnels. C’est toujours la dignité qui entre en jeu chaque fois que « la plèbe » sort dans la rue, même si ça peut prendre des formes douteuses (mais on ne peut pas empêcher les conspis d’avoir aussi appris des choses de 2012…).

Un autre héritage plus sombre, c’est tout ce que ça a pu préfigurer d’un virage autoritaire et répressif qui a complètement dégénéré depuis. Mais en même temps, s’il y a aujourd’hui plusieurs critiques publiques des dérives policières et une certaine méfiance de la population envers la police, ça découle certainement en partie de 2012 (au Québec en tous cas) et de toute la médiatisation des violences.

Ces jours-ci, on peut s’attendre à une multiplication des commémorations. Celles-ci ne risquent-elles pas de neutraliser la charge politique encore actuelle de la grève?

Effectivement, et d’autant plus que ce ton de commémoration était déjà présent en 2012, quand une flopée d’artistes, chroniqueurs et politiciens se sont mis à prononcer de grands éloges du mouvement au passé simple, alors que la grève était loin d’avoir dit son dernier mot. Célébrer c’est contempler un événement qu’on a mis à distance. Comme partisan·es de la grève, on préfère la (faire) revivre pour de vrai. On s’en câlisse a été écrit expressément pour raconter une autre histoire, pour résister à ces velléités de neutralisation qui minimisent la portée révolutionnaire des événements, leur cœur brûlant : ces insaisissables forces vives sans lesquelles rien n’aurait eu lieu. Ces forces ont évidemment disparu au montage, au profit d’une personnalisation réduisant le conflit à l’opposition entre gouvernement et leaders étudiant·es. L’autre histoire, les médias ne l’ont pas racontée, et pourtant ils ne parlaient que de ça.

Un des enjeux des mouvements politiques importants, c’est la privatisation de la mémoire des événements quelques années plus tard.

Certaines personnes se professionnalisent à partir de leur rôle de leader et en viennent à représenter le « Printemps érable » dans les médias. Cela fait en sorte que la multitude des gens ordinaires, des anonymes, qui a vécu intensément le mouvement dans les rues, finit par s’en sentir en quelque sorte détachée, dépossédée.

Ainsi, 2012 devient une crise parmi d’autres à raconter dans un reportage à Radio-Canada.

La posture d’On s’en câlisse, dès le début, a été d’essayer de prévenir cette confiscation de l’histoire de la grève, en se positionnant comme une histoire de l’expérience collective, avec une lecture singulière et partisane des événements, au contraire d’une écriture journalistique, académique ou même « critique ». Ce livre prend parti pour la grève, pour sa survivance, tentant d’arracher à l’oubli ce qui nous y a paru le plus important, pour le porter aux luttes à venir. Plutôt que d’archiver, célébrer ou simplement raconter les événements, on voulait rendre contagieuses l’énergie, l’irrévérence et l’intelligence tactique des grévistes. Cela dit, la seule manière d’empêcher la réification de l’événement c’est de continuer de le faire vivre, le réitérer.

Dans votre livre, vous parlez de « prolonger la fêlure ouverte par la grève » : comment peut-on espérer faire cela aujourd’hui?

En un sens, la politique québécoise actuelle prolonge cette fêlure par le fait même de l’occulter. La grève brille toujours par son absence. La fameuse Charte des valeurs québécoises, que Pauline Marois s’est dépêchée de décréter après avoir ravi le pouvoir en tapant de la casserole, a inauguré le détournement xénophobe du débat public où nous sommes toujours empêtrés. Les questions identitaires – auxquelles il faut aujourd’hui ajouter les questions sanitaires – sont venues remplacer les inégalités sociales, l’arrogance de l’État et la violence policière comme sujet houleux dans les partys de famille. Le comble, c’est lorsque la droite s’empare de la rue et mobilise la plèbe (qui avait fait irruption en 2012) pour ses propres fins. On dirait que c’est ce qui se profile dans la situation actuelle, où la pandémie semble avoir activé un réflexe d’adhésion inconditionnel aux mesures même chez des gens ordinairement critiques du pouvoir, laissant la voie libre à la droite pour reprendre le flambeau. Ça donne lieu à beaucoup de faux dilemmes : soit la solidarité (avec le système de santé) soit la liberté (individuelle).

La grève a été une réfutation en acte de la démocratie libérale.

Même si le mouvement de 2012 n’a jamais complètement balayé l’adhésion aux institutions officielles et « représentatives » (étudiantes comme parlementaires), 2012 n’a pas été décidé par un vote majoritaire. Si cette vision de la démocratie (la plus bête qui soit, le 50 % + 1) avait été respectée depuis le début, si les votes de grèves n’avaient pas été reconduits automatiquement, s’il n’y avait pas eu, comme le disait Charest, le pouvoir de la rue contre celui des urnes, il n’y aurait tout simplement pas eu d’événement historique. À l’heure actuelle, où 40 % de la population dit vouloir prolonger la grande noirceur caquiste, c’est sans doute en assumant ce caractère minoritaire du désir de résistance qu’on peut prolonger la fêlure de 2012.

On s’en câlisse : Histoire profane de la grève, printemps 2012, Québec
Collectif de débrayage, Montréal, rue Dorion, 2022, 288 pages

À noter : une journée d’étude autour du livre est prévue en mai. Ce sera l’occasion de discuter de l’héritage de la grève de 2012, mais aussi des mouvements actuels qui se situent dans sa lignée. L’événement aura lieu dans un espace éphémère dédié aux dix ans de la grève. D’autres activités y auront d’ailleurs lieu, incluant une exposition réunissant affiches et banderoles de 2012.

Pour en savoir plus : printempserable.net

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