Mesures d’urgence : injustifiées et motivées par l’économie, selon l’Association canadienne des libertés civiles

L’Association combattra en cour le recours aux mesures d’urgence. Elle craint un dangereux précédent, qui fragiliserait le droit de manifester et de perturber l’espace public.

L’état d’urgence déclaré par le gouvernement Trudeau se base beaucoup sur des préoccupations économiques liées aux blocages frontaliers, comme le montrent les décrets publiés mardi. Or, cela ne constitue pas une raison valable pour invoquer la Loi sur les mesures d’urgence, rappelle l’Association canadienne des libertés civiles. En fait, selon l’organisme, les protestations actuelles ne constituent pas une menace suffisante à la sécurité publique et pourraient être encadrées par les lois ordinaires. Les conditions légales ne sont donc pas réunies pour invoquer les mesures d’urgence.

Le gouvernement fédéral a officialisé mardi l’état d’urgence national en réponse aux blocages frontaliers et à l’occupation du centre-ville d’Ottawa par des opposant·es aux mesures sanitaires. Cela donne au gouvernement le pouvoir de prendre « des mesures extraordinaires peut-être injustifiables en temps normal », comme l’indique la Loi sur les mesures d’urgence.

L’urgence nationale est en vigueur pour un maximum de 30 jours, et ce, dès sa proclamation. Une motion a aussi été déposée au Parlement mercredi : elle pourra être approuvée ou bloquée par la Chambre des communes et par le Sénat dans les prochains jours.

Un état d’urgence confère notamment des pouvoirs supplémentaires aux services policiers. La Gendarmerie royale du Canada (GRC) peut désormais intervenir pour faire appliquer les lois provinciales et municipales. Des zones critiques (infrastructures essentielles, frontières et édifices gouvernementaux, notamment) font aussi l’objet d’une sécurité supplémentaire. Notons que les droits et libertés protégés par la Charte canadienne ne sont pas suspendus.

Concrètement, les règlements édictés mardi par le gouvernement Trudeau interdisent les rassemblements publics pouvant bloquer le commerce ou la circulation ou favoriser la violence. Il est aussi interdit de se déplacer ou d’entrer au pays pour participer à de tels événements. Tout support matériel ou financier aux rassemblements est proscrit. Des amendes de 5000$ ou des peines allant jusqu’à cinq ans de prison sont prévues pour le non-respect de ces règlements.

Le gouvernement et la police peuvent forcer la prestation de services de remorquage pour dégager les blocages et occupations. Les comptes de certaines entreprises peuvent être gelés et une surveillance accrue des transactions financières est instaurée, notamment sur les plateformes de sociofinancement.

Justin Trudeau a affirmé qu’il ferait un usage ciblé des mesures d’urgence et qu’il ne comptait pas faire intervenir l’armée. Les provinces qui le désirent pourraient toutefois obtenir un soutien militaire.

Rappelons que des mobilisations anti-mesures sanitaires secouent le Canada depuis près de trois semaines. Un peu partout au pays, des blocages frontaliers ont paralysé le commerce avec les États-Unis avant d’être levés au fil des derniers jours.

À Ottawa, un convoi de camions et des manifestations ont pris la forme d’une occupation du centre-ville et des quartiers avoisinants. Les résident·es dénoncent une situation qui met leur sécurité en jeu, non seulement à cause des blocages et du bruit, mais aussi parce que des actes violents ont été rapportés, notamment des crimes haineux. Plusieurs symboles d’extrême droite ont été aperçus et on sait que des groupes de droite radicale sont au cœur de l’organisation du convoi.

Malgré des demandes répétées, les autorités et la police sont très peu intervenues dans la capitale. Plusieurs, comme Jagmeet Singh, chef du NPD, ont souligné que le recours aux mesures d’urgence n’aurait pas eu à être envisagé si les autorités étaient intervenues à la mesure des pouvoirs dont elles disposaient déjà.

Une situation qui ne correspond pas aux critères de la loi

Pour l’Association canadienne des libertés civiles (ACLC), la situation ne permet tout simplement une déclaration d’urgence nationale. C’est pourquoi l’organisme a annoncé jeudi qu’il irait devant les tribunaux pour contester le geste du gouvernement Trudeau. « Le gouvernement fédéral n’a pas atteint le seuil nécessaire pour invoquer la Loi sur les mesures d’urgence », pose d’emblée Laura Berger, avocate et conseillère juridique à l’ACLC.

« Nous sommes d’avis que cette loi établit une norme très claire, une norme élevée, un seuil exigeant pour invoquer une crise à l’échelle nationale », martèle-t-elle. « Et actuellement, la situation avec les blocages ne constitue pas une situation d’urgence en vertu de cette disposition de la Loi. »

« Notre préoccupation, c’est avec l’idée que des manifestations pacifiques, mais qui causent certaines perturbations, cela constitue une situation d’urgence », résume la représentante de l’ACLC.

« La Loi sur les mesures d’urgence a été conçue pour faire face à des situations où les lois existantes ne suffisent pas à une situation de crise », explique la juriste. En effet, la Loi sur les mesures d’urgence indique clairement qu’il doit exister des circonstances critiques et temporaires auxquelles « il n’est pas possible de faire face adéquatement sous le régime des lois du Canada ». Les menaces à la sécurité des Canadien·nes doivent aussi « échapper à la capacité ou aux pouvoirs d’intervention des provinces ».

« À notre avis », dit Laura Berger, « les manifestations et même les blocages peuvent être régulés en vertu des lois existantes qui ont été établies démocratiquement. Il y a d’autres outils moins dramatiques et moins extraordinaires qui suffiraient pour faire face à cette situation. »

« Rien n’indique que la situation actuelle dépasse les pouvoirs des services de police et des gouvernements à y faire face », insiste-t-elle. Elle rappelle par exemple que de nombreux blocages aux frontières ont pu être démantelés avant l’entrée en vigueur des mesures d’urgence : cela a notamment été le cas à Coutts, à Windsor ou encore à Surrey.

À Ottawa, reconnaît l’avocate, « il y a certainement eu des soucis concernant des activités illégales. Absolument. » Elle admet aussi que « certaines décisions doivent être prises pour assurer la sécurité » de tout le monde. « Mais nous avons déjà un Code criminel avec lequel les policiers peuvent aller faire des arrestations là où c’est nécessaire », nuance Laura Berger.

« C’est très important de le souligner : le fait que certains membres d’une manifestation ou d’un mouvement agissent de façon illégale n’entraîne pas automatiquement que les individus dans d’autres endroits, qui font partie d’un même mouvement ou qui partagent certaines opinions, ne reçoivent pas la protection de la loi » et « voient leurs libertés limitées ». L’avocate rappelle qu’« il y a certainement des individus à Ottawa qui manifestent de façon pacifique, qui sont sur la rue Wellington avec des affiches ». « Ça prend toujours une réponse nuancée », résume-t-elle.

Des motivations économiques?

Pour la représentante de l’ACLC, « c’est très clair » que les préoccupations économiques ont joué un rôle important dans la décision du gouvernement d’invoquer les mesures d’urgence. « Dans le texte même du décret » publié par le gouvernement Trudeau, « l’état d’urgence est décrit, entre autres, en termes économiques », souligne-t-elle. Plusieurs articles « mentionnent explicitement et uniquement la situation économique », pointe-t-elle.

De fait, la proclamation d’urgence publiée mardi par Ottawa cible clairement « les effets néfastes sur l’économie canadienne […] et les menaces envers la sécurité économique du Canada découlant des blocages d’infrastructures essentielles, notamment les axes commerciaux et les postes frontaliers internationaux ». Le décret évoque aussi l’approvisionnement en ressources essentielles. Seul un court passage de la déclaration mentionne une possible augmentation de la violence, qui pourrait « menace[r] davantage la sécurité des Canadiens ».

Un communiqué publié par le ministère des Finances donne aussi un bon aperçu de l’importance accordée par le gouvernement Trudeau à l’impact économique des protestations en cours.

« Ces barrages routiers causent des dommages importants à notre économie, à notre démocratie et à la réputation du Canada dans le monde » y affirme Chrystia Freeland, ministre des Finances et vice-première ministre. « Nous ne permettrons pas que les relations commerciales privilégiées du Canada avec les États-Unis soient compromises. »

Le communiqué énumère une série de difficultés économiques engendrées par les blocages, comme des fermetures de commerces à Ottawa et des millions de dollars perdus à cause des échanges bloqués aux frontières.

Enfin, dans les règlements d’urgence édictés par le gouvernement, la toute première mesure vise à restaurer la bonne circulation des marchandises. Elle interdit toute assemblée publique risquant d’« entrav[er] gravement le commerce ou la circulation des personnes et des biens ». Les aspects suivants visent à prévenir le blocage d’infrastructures essentielles et la violence grave « contre des personnes ou des biens ».

Or, les enjeux économiques ne comptent pas parmi les raisons permettant de recourir aux mesures d’urgence. La situation doit en effet menacer « la souveraineté, la sécurité et l’intégrité territoriale du pays », ou encore « met[tre] gravement en danger la vie, la santé ou la sécurité des Canadiens », peut-on lire dans la Loi sur les mesures d’urgence.

« Cette loi existe pour répondre à ce type de menaces extraordinaires pour le pays, non pour protéger son économie », comme le déclarait l’ACLC plus tôt cette semaine.

Risques démocratiques

Le recours injustifié aux mesures d’urgence constitue un inquiétant précédent et porte un dur coup aux procédures démocratiques, estime Laura Berger. Elle croit aussi que cela peut mener à des interventions excessives et menacer le droit de manifester dans l’espace public.

« Même après l’approbation des mesures [par le Parlement], ce qui suit, c’est une concentration de pouvoir au sein de l’exécutif », c’est-à-dire du conseil des ministres, explique Laura Berger. « Le Parlement approuve la situation d’urgence, mais pas les mesures prises » en son nom.

Même si la proclamation d’urgence cible avant tout les blocages illégaux en cours aux frontières et à Ottawa, le gouvernement pourrait user de ses pouvoirs extraordinaires pour empêcher d’autres mobilisations politiques, craint l’ACLC. « Si des individus ailleurs au Canada voulaient faire valoir leurs opinions concernant la situation, la pandémie et les mesures sanitaires, le gouvernement fédéral a maintenant le pouvoir d’interdire les assemblées publiques », expose Laura Berger. « Ce qu’on craint, c’est une réaction trop musclée à des activités de protestations. »

Dans tous les cas, l’ACLC considère que le recours excessif aux mesures d’urgence en réaction à des protestations est mauvais signe.

« La normalisation du langage de “l’urgence” et des “mesures extraordinaires” pour répondre de manière élargie et musclée à des manifestations, ça nous préoccupe », dit Laura Berger.

Même lorsque les autorités doivent encadrer des excès, les protestations devraient être tolérées, incluant un degré de dérangement, indique Laura Berger. « Souvent les manifestations entraînent une certaine perturbation de la situation dite normale », rappelle-t-elle, évoquant les mouvements des carrés rouges ou les mobilisations autochtones. « On voit souvent que pour faire entendre leurs voix, les Canadiens utilisent l’espace public, les rues, les parcs, et même des infrastructures. »

« Les manifestations et la liberté de réunion pacifique jouent un rôle essentiel au sein de notre démocratie. C’est toujours une question délicate de permettre aux individus de faire valoir leurs droits, en même temps que de maintenir l’ordre et de veiller que les manifestations soient contrôlées de manière sécuritaire et adéquate », pose Laura Berger.

Ce tout premier recours à la Loi sur les mesures d’urgence risque-t-il de rendre son utilisation plus facile dans le futur? « Oui et non », avance la juriste. Elle souligne que les dispositions de la Loi demeurent les mêmes : en théorie, le seuil pour instaurer l’état d’urgence n’est pas diminué, même si le gouvernement Trudeau ne le respecte pas. « Mais du côté politique », en ce qui concerne l’acceptabilité par le public, « le fait d’avoir invoqué les mesures va absolument avoir un impact à l’avenir », craint la représentante de l’ACLC.

* Cet article a été mis à jour après sa publication pour mentionner la décision de l’Association canadienne des libertés civiles de porter la cause devant les tribunaux.

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