Alors que le gouvernement Legault a annoncé le retrait de l’essentiel des mesures sanitaires d’ici le 14 mars, le passeport vaccinal demeure. S’il faut saluer la fin de l’état d’urgence sanitaire, et l’adoption d’un plan plus prévisible pour la reprise de la vie sociale, culturelle et économique, en quoi ce dispositif représente-t-il un outil de santé publique ou une façon de revenir « à une vie plus normale »?
Pourquoi le gouvernement ne mise-t-il pas davantage sur la première ligne en santé, la ventilation et les filtres HEPA, les tests et l’adaptation des cadres bâtis institutionnels pour « vivre avec le virus » à moyen et long terme, plutôt que de tout miser sur cet outil technologique?
Au Canada, la Saskatchewan a mis fin au passeport vaccinal le 14 février, l’Alberta suivra de peu, l’Ontario l’abandonnera le 1er mars, et la Colombie-Britannique y mettra fin le 30 juin. Ailleurs dans le monde, plusieurs pays et régions en voie de déconfinement (Danemark, Irlande, Catalogne, Australie, etc.) emboîtent le pas, considérant que ce dispositif a fait son temps. Au Québec en revanche, c’est toujours le flou. Le ministre Dubé a évoqué une possible suspension, tandis que François Legault a rapidement annoncé vouloir discuter d’un « calendrier » avec la santé publique.
Il est temps de trancher. Comme cette mesure présente plusieurs effets sociaux et politiques délétères – le tout sans remplir une fonction sanitaire avérée – nous demandons l’abandon immédiat, total et définitif du passeport vaccinal à l’échelle du Québec.
Une mesure vraiment efficace?
Tout d’abord, nous n’avons aucune preuve de l’efficacité du passeport vaccinal sur la transmission de la COVID-19 dans les lieux où il est appliqué. Comme d’autres, la chercheure Roxane Borgès-Da Silva semble considérer la mesure comme étant utile : « Le passeport vaccinal a toujours son efficacité, car même avec deux doses, les gens ont une charge virale moindre et sont moins contagieux. L’autre raison qui milite pour le maintien du passeport, c’est que les gens non vaccinés ne doivent vraiment pas se retrouver dans des lieux clos et fréquentés [où le passeport est exigé], où ils sont à risque d’attraper le virus. Le passeport vise aussi à empêcher ces personnes d’être contaminées. »
Or, une demande d’accès à l’information effectuée auprès de l’INSPQ a révélé que l’Institut n’a pas été consulté autour de la mise en place du passeport vaccinal et qu’il ne possède pas de preuves de son efficacité, du moins en date de l’automne 2021. (Notons toutefois qu’un Avis sur les passeports immunitaires fut publié par le Comité d’éthique de santé publique au début de l’année 2021. Il s’agit d’un examen des enjeux éthiques soulevés par la mesure.) :
Un examen récent (en date du 10 février) de la littérature en sciences de la santé – dans les bases de données PubMed, Medline et Google scholar – démontre que des études spécifiques portant sur son efficacité épidémiologique quantitative (possibilités de contaminations et modélisations sur le taux de reproduction du virus) ne semblent pas encore disponibles.
À l’échelle mondiale, la plupart des études publiées sur la question, à ce jour, se penchent sur son applicabilité ainsi que ses dimensions éthiques, sociales, légales et constitutionnelles.
Le second argument employé dans la citation plus haut, soit que le passeport vaccinal « protègerait » les personnes non-vaccinées en les « empêchant » d’être contaminées, ne tient pas non plus la route. D’abord, deux ou trois doses de vaccin n’éliminent pas totalement la possibilité d’attraper ou de transmettre le virus, même si elle est en effet grandement réduite grâce à une inoculation adéquate. Quel est le risque réel qu’une personne non-vaccinée attrape ou transmette le virus dans un restaurant donné où on pourrait estimer que 80-90 % de la clientèle ait reçu deux, trois doses? Pourquoi le MSSS n’a-t-il pas modélisé des scénarios de ce type? De toute manière, à l’ère de la cinquième vague et de la haute transmissibilité d’Omicron, ces personnes non-vaccinées sont susceptibles d’être contaminées dans plusieurs autres endroits, c’est-à-dire dans la communauté. Finalement, cette « compassion » pour la vulnérabilité des gens non-vaccinés – qui cache plutôt une injonction autoritaire – représente définitivement une attitude infantilisante, qui ne permet pas de rejoindre adéquatement les personnes visées.
Un incitatif pour se faire vacciner?
Supposons que l’efficacité du passeport vaccinal ne soit pas tant de prévenir les contaminations, mais plutôt d’inciter (ou plutôt de contraindre) les personnes hésitantes à se faire vacciner. Comme l’a souligné le président français Emmanuel Macron, l’objectif est surtout d’« emmerder les non vaccinés ». Rappelons d’abord que le groupe des personnes non-vaccinées est beaucoup plus hétérogène qu’il en a l’air. Il existe une multitude de facteurs qui contribuent à l’hésitation vaccinale, qui peut osciller entre un refus complet et une acceptation de tous les vaccins, en passant par une série d’inquiétudes, de délais et de réticences. De plus, des milliers de personnes ne sont pas vaccinées en raison d’un manque d’accessibilité au système de santé pour des raisons de mobilité, d’isolement social, en raison de la fracture numérique ou linguistique, de barrières économiques et autres facteurs. Pour rejoindre ce groupe spécifique de la population non-vaccinée, le passeport ne semble pas une mesure efficace. Mais plusieurs autres solutions durables, solidaires et efficaces pourraient être déployées, à commencer par la vaccination à domicile.
Une étude comparative entre Israël (avec passeport) et le Royaume-Uni (sans passeport) a d’ailleurs déterminé que cette mesure pourrait « avoir des effets délétères sur l’autonomie, la motivation et la volonté de se faire vacciner. » Une autre étude, menée en France, a conclu à des effets très limités du passeport vaccinal sur les taux de vaccination des personnes vulnérables. Pour les personnes qui s’opposent aux vaccins de façon intentionnelle, en raison d’une méfiance historique à l’égard de l’État ou des compagnies pharmaceutiques, de la désinformation ou d’autres facteurs, le passeport représente-t-il une bonne mesure pour les faire changer d’idée?
S’il est vrai qu’on peut constater des « bonds » dans le nombre de rendez-vous pris suite à l’annonce de nouvelles mesures contraignantes, cette tactique qui semble efficace à court terme aura-t-elle les mêmes effets à long terme? Le risque est de créer plus de mal que de bien, comme le souligne cette étude en santé publique.
Bref, les gains à court terme pour obtenir 1, 2 ou 3 % de couverture vaccinale supplémentaire par dose produisent des effets pervers, ayant des conséquences sociales et politiques dangereuses pour le vivre ensemble.
Dans quel monde voulons-nous vivre ?
Le principal danger du maintien illimité du passeport vaccinal réside dans la consolidation d’une société de contrôle qui s’est cristallisée durant la pandémie, et qui est appelée à rester malgré le recul du virus.
Le contrôle accru des corps dans l’espace public et le renforcement de la ségrégation spatiale reproduisent et approfondissent des clivages basés sur la classe, les capacités, le genre, l’âge, la couleur de peau, l’appartenance ethnoculturelle et maintenant le statut biomédical. La persistance du passeport vaccinal au-delà des mesures de confinement contribue à augmenter les tensions à chaque porte d’entrée d’un restaurant, de bar et de commerce, créant des frontières et un besoin accru en forces sécuritaires qui nourrissent une atmosphère d’aéroport, en quadrillant le tissu social de contrôles multiples. Cela représente un fardeau supplémentaire sur les employé·e·s et les employeur·e·s qui doivent se munir de gardes de sécurité en permanence.
La question fondamentale est donc de savoir : dans quel genre de société voulons-nous vivre ? Voulons-nous normaliser ce genre de ségrégation spatiale pour des raisons sanitaires ou sociales, tout en approfondissant les inégalités socio-économiques ? Voulons-nous banaliser l’usage de dispositifs de surveillance et le contrôle de l’identité des personnes dans une multitude de lieux de la société civile ? Tout en continuant, évidemment, de privatiser un système de santé détruit par quarante ans de néolibéralisme et de nier l’ampleur de la catastrophe climatique qui se déploie sous nos yeux, rivés sur un code QR pour se donner bonne conscience.
Signataires
Julien Simard, Ph.D., gérontologue social, chercheur postdoctoral, UQAM
Jonathan Durand Folco, professeur adjoint, École d’innovation sociale, Université Saint-Paul
Jean-Sébastien Fallu, Ph.D., professeur agrégé, Université de Montréal
Sophie Del Fa, professeure adjointe, Université du Québec à Chicoutimi
Marie-Pier Beauséjour, candidate au PhD en Humanities, Université Concordia
Yan Grenier, Ph.D., anthropologue, chercheur postdoctoral, NYU
Sabrina Lessard, Ph.D., anthropologue, chercheuse postdoctorale, McGill
Marie-Ève Samson, candidate au doctorat en anthropologie, Université de Montréal
Erica Lagalisse, chercheuse postdoctorale, International Inequalities Institute, London School of Economics
Alain Deneault, professeur de philosophie, Université de Moncton
Jade Bourdages, professeure agrégée, École de travail social, Université du Québec à Montréal
Vincent Duclos, professeur, Département de communication sociale et publique, Université du Québec à Montréal