Cette cinquième vague de la pandémie, colorée par une succession effrénée de décisions baroques prises par François Legault – des rassemblements à dix convives jusqu’au couvre-feu, en passant par la fermeture des commerces le dimanche et le refus obstiné de fournir des filtres HEPA aux écoles – marque aussi le retour du glas. 85 personnes sont mortes le 25 janvier 2022. Au moment d’écrire ces lignes, depuis le 18 décembre 2021, plus de 1259 personnes sont décédées de la COVID-19 au Québec. Si le pic des décès sera probablement atteint prochainement, la descente prendra quelques semaines.
Comme le soulignait Aaron Derfel dans une enfilade sur Twitter, près de 67 % des décès survenus depuis le début de 2022 ont été liés à des personnes vieillissant à domicile. Même si ces personnes ont probablement fini leurs jours à l’hôpital, les décès touchent maintenant davantage une population vieillissante plus isolée, n’ayant probablement reçu que deux doses de vaccin. Plusieurs expert.e.s pensent qu’une administration plus rapide de la troisième dose aurait permis de réduire significativement les hospitalisations et les décès de ce sous-groupe de la population. Or, cela ne s’est pas produit. Le gouvernement a préféré ostraciser les fameux « non-vaccinés », en oblitérant complètement les différentes réalités sur le terrain. Et contrairement à ce qu’affirmait Legault à l’émission Tout le monde en parle le 16 janvier, nous pouvons tout à fait comparer nos taux de décès avec ceux d’autres provinces ou territoires, en utilisant des données plus précises que les courbes de surmortalité.
À l’échelle du Canada, le bilan cumulatif de mortalité du Québec pour cause de COVID-19 est à glacer le sang : près de 151 décès par tranche de 100 000 personnes, contre 76 sur 100 000 en Ontario et 50 sur 100 000 en Colombie-Britannique.
En conférence de presse le 25 janvier, François Legault a affirmé, en anglais, que « we have to accept maybe more deaths (nous devons peut-être accepter plus de morts). (…) » Il répondait à un journaliste qui lui demandait ce que voulait dire l’expression « vivre avec le virus ». Le 7 avril 2020, Francis Vailles écrivait dans La Presse que « viendra un moment où il faudra toutefois s’interroger sur les coûts de nos mesures de confinement et leur énorme facture économique et sociale. À partir de quel moment les autorités jugeront-elles que le coût imposé à l’ensemble de la société dépasse les gains en termes de vies humaines, principalement âgées ? »
Après plus de deux ans de pandémie, nous semblons avoir atteint ce point de bascule, ce choix du darwinisme social, au grand plaisir des propriétaires des moyens de production. Cette nouvelle vague de décès n’a pas l’air d’ébranler outre mesure le gouvernement caquiste et ses principaux acteurs, d’où le fait que je suggère ici que nous assistions présentement à la normalisation durable du gérontocide. Je définis ce concept comme étant « le laisser-mourir à grande échelle de personnes vieillissantes dans des conditions indignes ».
Dans le capitalisme avancé, le gérontocide prend racine dans un cadre de pensée managérial, bureaucratique, néolibéral. Il émerge dans des conditions propices, telles que la passivité, le laisser-faire, l’impréparation, la non-assistance, le refus d’action, la dénégation, la non-attribution de ressources, le manque d’intérêt, le manque de communication, le mensonge, tout en étant galvanisé par l’âgisme systémique. Le gérontocide croît à l’ombre du regard de l’État, qui préfère regarder ailleurs : les personnes vieillissantes ont été « oubliées » dans les institutions de soins, elles meurent présentement seules à domiciles, et elles sont aussi laissées à elles-mêmes lorsque frappent les vagues de chaleur ou les catastrophes naturelles. Bref, le gérontocide survient, et ce, quand les conditions matérielles d’existence de sociétés données sont mises à rude épreuve, surtout lorsque résonne l’accord odieux entre évènements irruptifs et filet socio-sanitaire troué. Sauf, bien entendu, quand ces sociétés se sont préparées adéquatement au pire. Ce qui n’est pas le cas ici.
Comme Robert Dutrisac l’écrivait dans le Devoir mardi dernier, « Quel est le moindre mal ? L’incompétence ou l’inconséquence ? ». Alors qu’on peine encore à comprendre ce qui s’est passé durant la première vague dans les CHSLD, RPA et RI, personne au gouvernement caquiste ne semble résolu à dire la vérité. Un plan ? Pas de plan ? Un mémo ? Une pensée pour les personnes vieillissantes ? Rien du tout ? La coroner Kamel finira bien par obtenir ce qu’elle cherche, même si personne ne sera blâmé.
Peu importe la version qui sera retenue dans les annales, le constat empirique restera le même : le Québec a laissé mourir ses personnes vieillissantes.
Pire encore, il continue de le faire consciemment, comme la déclaration de Legault l’illustre de manière limpide. Pourquoi les CHSLD ne sont-ils toujours pas équipés de filtres HEPA ? Pourquoi des hôpitaux dédiés à la COVID-19 n’ont-ils pas été construits ? Pourquoi des chambres d’hôtel ne sont pas réquisitionnées pour isoler les patients âgés et les protéger d’infections nosocomiales, acquises à même l’hôpital ? Pourquoi la vaccination à domicile n’est pas implantée à l’échelle du Québec pour rejoindre les personnes vieillissantes isolées et à l’écart du système de santé ? Pourquoi des équipes de santé de première ligne ne sont pas déployées rapidement dans les zones éloignées ? Nous connaissons la réponse et elle est austère de simplicité, mais violente comme l’asphyxie. Nous ne verrons jamais sur papier le calcul coûts-bénéfices qu’effectue la CAQ entre les vies humaines âgées et les dépenses nécessaires pour redresser les conditions de l’air, du bâti et des soins dans les institutions du champ de la santé (et dans les soins à domicile). Pourtant, ce calcul existe, sur une napkin du Normandin ou dans la tête du comptable agréé en chef.
N’oublions surtout pas que le calcul pourrait être différent. Une taxe sur le capital aurait pu rapidement fournir les fonds nécessaires pour ces mesures urgentes. Mais non, le capitalisme ne permet plus ce genre de folies digne des Trente glorieuses, seulement le transfert de fonds publics à des entreprises multinationales. Nous voici donc témoins d’un sombre pacte avec Thanatos, alors qu’une poignée de comptables décide de ne pas agir malgré une catastrophe humanitaire, tout en décrétant l’État d’exception et en masquant l’ampleur d’un gérontocide en cours. Très actifs sur Twitter, arborant des avatars d’animaux pour certains, les bonzes du gouvernement Legault n’ont jamais vraiment été intéressés par autre chose que la santé du capitalisme et la suprématie blanche. Nous les laissons, collectivement, s’enfoncer dans un concours de lâcheté, de déni et de violence qui prend de plus en plus la forme d’une quotidienneté. Heureusement, les finances publiques seront assainies, juste à temps pour l’élection de l’automne 2022, ce qui risque de faire plusieurs heureux.
Julien Simard, Ph.D, est gérontologue social, et chercheur postdoctoral au département d’études urbaines, UQAM