Le couvre-feu, inefficace et nuisible

LETTRE COMMUNE | Pour une approche solidaire de la pandémie

Pour une approche solidaire de la pandémie

Nous voilà de retour dans une phase critique de la pandémie. Cette cinquième vague, portée par Omicron, n’a pas frappé « sans crier gare ». Déjà, le contexte au Royaume-Uni donnait quelques pistes pour esquisser la situation épidémiologique ici, avec un précieux délai que le gouvernement, encore une fois, n’a pas su utiliser à bon escient. Il semble qu’après 21 mois de crise sanitaire, le gouvernement Legault soit encore pris dans son incapacité à planifier, prévoir, prévenir, mitiger. Le 15 décembre dernier, à 3411 cas quotidiens, Legault maintenait toujours sa promesse d’un Noël à 20 convives. Puis, la hausse fulgurante des cas a poussé le gouvernement Legault à mettre en place certaines restrictions, tout en brandissant le spectre d’un retour du couvre-feu.

Nous y sommes maintenant.

Étant donné que l’expérience collective du dernier couvre-feu, instauré entre le 9 janvier et le 28 mai 2021, fut passablement difficile, voire traumatique pour plusieurs, nous avons pris la plume pour dénoncer une nouvelle fois cette mesure.

Malgré ce que le gouvernement Legault, Horacio Arruda et leurs expert·es collaborateur·rices diront dans les médias, nous avons plusieurs motifs de douter que le couvre-feu soit un outil approprié pour gérer une pandémie, même si l’effet de massue auquel on l’associe donne au gouvernement une impression indéniable « d’agir ». Rappelons que Québec dirige par décret depuis mars 2020.

Le gouvernement n’a jamais démontré l’efficacité du couvre-feu. Il a plutôt utilisé le sophisme du biais de confirmation pour éviter d’avoir à plonger dans les chiffres : le couvre-feu fonctionnerait parce que les cas baissaient.

D’abord, bien que la désignation de boucs émissaires soit devenue une pratique courante chez nos dirigeant·es, il faut souligner que les Québécois·es respectent les règles imposées par le gouvernement, en période de couvre-feu ou non.

Comme le démontre l’étude Connect réalisée par l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), les contacts à domicile sont restés très stables entre le printemps 2020 et le printemps 2021, sauf durant l’été 2020. Par ailleurs, le pic de la deuxième vague a été atteint bien avant que le couvre-feu ait pu faire sentir ses effets, le taux de reproduction passant sous la valeur de 1 dès le 29 décembre 2020. Qui plus est, les courbes épidémiologiques ont suivi la même forme dans les autres provinces canadiennes, qui n’imposaient pas de couvre-feu. Bref, dans les données de l’INSPQ, aucun effet du couvre-feu n’a été visible.

Toujours selon les données de l’étude Connect, la plupart des variations de contacts sociaux se produisent plutôt au travail et à l’école. Sans surprise, en date du 15 décembre 2021, près de 93 % des éclosions de la première moitié de la cinquième vague ont eu lieu dans les écoles primaires, les milieux de travail, les garderies, les écoles secondaires et les établissements d’enseignement supérieur. Puisque le gouvernement Legault n’a presque rien fait pour régler le problème de la ventilation et de la qualité de l’air en général dans ces milieux, il n’est donc pas étonnant qu’ils se soient transformés, au fil de l’automne 2021, en véritables foyers de propagation du virus aéroporté.

Devant cette catastrophe prévisible, nous sommes d’accord que les contaminations élevées appellent à de plus grandes précautions dans la sociabilité. Par contre, l’État ne devrait pas déterminer nos capacités à visiter des proches. La réduction des méfaits et l’éducation autour des risques liés aux contacts à l’intérieur, accompagnées d’outils disponibles (masques N95, tests rapides, purificateurs d’air) et favorisant l’autonomisation, cela devrait primer sur le contrôle, la répression et les mesures draconiennes, ayant le potentiel de produire des effets contraires à ceux escomptés ou des dommages collatéraux pour certains segments de la population.

Une attitude autoritaire ne permet pas à la population de prendre des décisions informées et érode son adhésion aux mesures sanitaires efficaces.

Est-ce que le gouvernement continuera à placer le Québec dans une case à part du reste du Canada chaque hiver, en interdisant la libre circulation des personnes le soir et la nuit ? 

Après presque deux ans de cette crise sanitaire, d’autres enjeux urgents de santé publique se sont aggravés. On peut penser à la santé mentale de la population – particulièrement des jeunes –, qui subit une fatigue pandémique notoire; à l’augmentation de la violence conjugale et de l’isolement; aux conditions difficiles vécues par les personnes vieillissantes, personnes en situation de handicap, itinérantes, travailleuses du sexe, sans statut, utilisatrices de drogues ou proches-aidantes; à la violence et aux tensions interpersonnelles vécues par les personnes queers, les adolescent·es et les enfants en général.

Sans vouloir jouer les prophètes de malheur, nous croyons qu’un second couvre-feu pourrait s’avérer délétère, voire fatal pour plusieurs personnes appartenant à ces groupes sociaux.

Dans l’effort collectif nécessaire pour réduire la courbe de cette cinquième vague, puisque le gouvernement ne semble pas vouloir agir sur les cadres bâtis et les infrastructures, il sera encore une fois indispensable de pouvoir profiter de l’extérieur, de prendre des marches, de pouvoir voir des gens à l’extérieur, en petits groupes et de manière sécuritaire. Omicron ne semble pas se propager davantage à l’extérieur que les autres souches. Rappelons que la transmission extérieure de la COVID-19 ne compterait que pour 0,1% des contaminations totales, selon une étude irlandaise. Enlever aux Québécois·es la possibilité de profiter de l’extérieur le soir, après le travail ou l’école, est donc une très mauvaise idée dans une optique de réduction des méfaits et peut même favoriser une prise de risque accrue et clandestine.

Bref, pour conserver la participation de la population à moyen et à long terme dans cette lutte contre un virus invisible, il est fondamental de mettre en place des mesures efficaces, non délétères, basées sur la science et permettant un minimum de stabilité dans les activités sociales. Nous verrons d’autres pandémies de notre vivant. Il est plus que temps de mettre en place une infrastructure de santé publique durable, flexible et efficace, ce que le gouvernement Legault s’obstine à ne pas faire, préférant mettre la faute de tout ce chaos sur les « rassemblements privés » et gérer à courte vue.

Pendant que la police nous empêchera de marcher le soir et de tenter d’apaiser des situations de huis clos intenables, la population québécoise continuera de se contaminer à l’école, au bureau, à l’usine, à l’hôpital ou en garderie.

Au mieux, le couvre-feu est une « mesure-spectacle », comme l’affirme Vincent Duclos, au pire, il est une « punition » imposée aux individus pour masquer la négligence et l’inaction systémiques du gouvernement en matière de gestion pandémique. Mais dans les deux cas, il pourrait s’avérer plus nuisible que bénéfique. Nous ne ferons pas les frais de cette manipulation politique une deuxième fois.

Signataires

Julien Simard, Ph.D. chercheur postdoctoral, McGill School of Social Work, gérontologie sociale et anthropologie de la santé.

Jonathan Durand Folco, professeur adjoint à l’École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère, Université Saint-Paul

Jean-Sébastien Fallu, Ph.D. professeur agrégé à l’École de psychoéducation de l’Université de Montréal, chercheur régulier au Centre de recherche en santé publique

Chantal Montmorency, coordonnatrice générale de l’Association québécoise pour la promotion de la santé des personnes utilisatrices de drogues (AQPSUD)

Vincent Duclos, professeur, Département de communication sociale et publique, UQAM

Emma Jean, doctorante, Département de sociologie, Université de Montréal

Philippe Néméh-Nombré, vice-président de la Ligue des droits et libertés, doctorant au Département de sociologie de l’Université de Montréal

Camille Robert, doctorante, Département d’histoire, UQAM

Émilie Dubois, juriste, administratrice et représentante de l’Association des juristes progressistes (AJP)

Alexandra Pierre, présidente, Ligue des droits et libertés

Isabelle Larrivée, doctorante, département de sociologie, UQAM

Yan Grenier, Ph.D. chercheur postdoctoral, Center for Disability Studies /  Department of Anthropology, New York University

Jade Bourdages, professeure agrégée, École de travail social, UQAM

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