Je prends régulièrement connaissance des nouvelles, des chroniques et des analyses politiques produites par les médias mainstream d’ici concernant la Chine et la Russie. On parle du boycott diplomatique des Olympiques de Pékin par les États-Unis, ainsi que de leurs inquiétudes face à la violation des droits de la personne en Chine, notamment eu égard à la minorité ouïghoure. On parle du danger de voir l’État chinois envahir Taïwan ou réprimer Hong Kong. Des remarques analogues surviennent au sujet de la Russie. On s’inquiète du fait qu’elle puisse être sur le point d’attaquer l’Ukraine et on dénonce l’emprisonnement de l’opposant Navalny.
La perspective est toujours la même : c’est celle d’un Occident faiseur de leçons. On parle de ces pays qui ne partagent pas « nos valeurs ».
Nos valeurs
Nos valeurs ? Quelles sont nos valeurs? Parlant du Canada, nos valeurs sont-elles celles d’un pays monarchique, colonisateur et pétrolier qui se permet, au nom de l’« intérêt national », d’imposer un pipeline et un gazoduc au peuple Wet’suwet’en, et ce, malgré l’absence du consentement préalable, libre et informé de ses cinq chefs héréditaires? Parle-t-on des valeurs du seul pays du G7 à avoir augmenté ses émissions de gaz à effet de serre (GES) depuis 2015? Doit-on se vanter d’être le quatrième producteur mondial de pétrole et de gaz naturel et le troisième plus grand émetteur mondial per capita de GES? Fait-on référence aux valeurs d’un pays qui a joué un rôle de premier plan au sein du groupe de Lima et qui était favorable à la présidence de Juan Guaido au Venezuela, un candidat autoproclamé dépourvu de toute légitimité démocratique? Doit-on invoquer les valeurs d’un pays qui considère l’Arabie saoudite comme « un allié stratégique au Yémen » et qui lui vend de l’équipement militaire, en violation flagrante de ses propres règles? S’appuie-t-on sur les valeurs qui nous incitent à soutenir Israël malgré l’occupation et la colonisation illégales de la Palestine, le blocus de Gaza et les nombreux crimes de guerre commis?
S’agit-il des valeurs partagées avec les États-Unis, un pays qui a été en guerre pendant presque toute son histoire et qui a 200 bases militaires à travers le monde? Nos valeurs sont-elles celles des USA, responsables de la mort d’un million d’Irakiens et de dizaines de milliers d’Afghans? S’agit-il des valeurs qui autorisent l’usage de drones inondant de bombes la Somalie et le Pakistan? Fait-on référence aux valeurs d’un allié qui a contribué à foutre le bordel en Libye et en Syrie? Épouse-t-on les valeurs d’un pays qui a récemment été impliqué simultanément dans sept guerres et qui souffre d’un complexe… militaro-industriel?
L’envers de la médaille
On parle beaucoup de la Chine comme d’un pays qui, en représailles à l’arrestation de Meng Wanzhou de la compagnie Huawei, a arbitrairement emprisonné deux citoyens canadiens. Mais on ne souligne pas souvent le fait que l’arrestation de la dirigeante est le résultat d’une demande d’extradition américaine motivée par le fait que l’entreprise qu’elle dirige aurait fait affaire avec l’Iran, alors que les États-Unis interdisent à tous les pays du monde entier de transiger avec ce pays. L’interdit américain, rappelons-le, accompagnait l’abrogation par Donald Trump de l’accord que la Maison Blanche avait pourtant auparavant conclu avec l’Iran.
On parle beaucoup des sanctions que la Chine pourrait faire subir aux pays qui n’accepteraient pas l’implantation de l’entreprise Huawei chez eux, mais on n’a pas grand-chose à dire des sanctions économiques que les Américains imposent un peu partout à travers le monde, incluant le Venezuela, Cuba, le Liban, l’Iran, la Russie et la Chine.
Se méfie-t-on de l’implantation de la technologie 5G de Huawei dans les portables, sous le prétexte qu’elle pourrait être au service de la Chine et permettre l’espionnage des données partout en Occident? Alors pourquoi ne pas s’inquiéter du logiciel Pegasus de l’entreprise israélienne NSO, déjà implanté dans des dizaines de milliers de cellulaires au sein de dizaines de pays, permettant ainsi d’espionner, harceler, menacer et attaquer les dissidents, les gauchistes et les critiques de l’ordre établi?
On condamne les ambitions de Poutine d’élargir sa sphère d’influences en Géorgie, en Ukraine ou en Azerbaïdjan, mais on occulte les provocations que représente l’encerclement de la Russie, résultant de l’adhésion à l’OTAN de pays limitrophes.
On passe deux ans à s’indigner devant l’intrusion possible des Russes dans le processus électoral états-unien. Mais nulle part voit-on les commentateurs rappeler les nombreuses interventions américaines en Amérique latine, ou l’espionnage systématique pratiqué par la NSA de tous les citoyens américains et même des chefs d’État alliés, tel que cela fut révélé par le sonneur d’alerte Edward Snowden.
Que sont mes ami.es journalistes devenu.es?
J’écoute, je regarde et je lis les journalistes, les chroniqueurs et les éditorialistes des médias mainstream et je les vois souvent condamner la violation des droits de la personne en Chine ou en Russie, et notamment l’absence de la liberté de presse dans ces pays. On condamne l’empoisonnement de journalistes russes critiques du régime. Mais je ne vois, n’écoute ou ne lis aucun commentaire concernant l’arrestation, l’emprisonnement et la torture par la Grande-Bretagne, ainsi que l’extradition possible vers les États-Unis, d’un journaliste australien, récipiendaire de 25 prix internationaux, qui a notamment mis en lumière le caractère d’État voyou des États-Unis. Je parle bien entendu ici de Julian Assange.
Bref, on dirait parfois que le journalisme d’ici cherche à reproduire en Amérique du Nord le modèle de la Pravda. Je trouve que plusieurs journalistes, chroniqueurs et analystes se complaisent à regarder la paille dans l’œil de la Chine ou de la Russie, sans apercevoir la poutre qui se trouve dans l’œil de l’aigle américain ou dans celui du castor canadien.