Julian Assange est-il un agresseur, un violeur et un prédateur sexuel?

La publication de l’article « J’accuse! » par Émile Zola dans l’affaire Dreyfus est maintenant considérée par tous comme une prise de position intellectuelle emblématique et courageuse. Plus personne ne remet en cause l’importance de cette intervention qu’il osa faire à une époque où l’antisémitisme était omniprésent au sein de la société française. Tout le monde admire maintenant ceux qui, à cette occasion, brisèrent le silence.

Or, nous avons maintenant une autre « affaire Dreyfus » sur les bras, mais il y a trop peu de Zola pour la dénoncer et trop peu de médias pour la rapporter. Bien que nous soyons à un point tournant de l’histoire mettant en cause la liberté de presse et confrontés à une injustice de même ampleur qu’en 1894, le courage manque. Le silence tue. Trop de forces sont en présence du côté de l’establishment et du statu quo pour tenter de renverser la vapeur. 

Julian Assange est le rédacteur en chef et fondateur de Wikileaks, une plateforme médiatique électronique qui permet aux sonneurs d’alerte de livrer anonymement de l’information ultrasecrète révélant les activités politiques illicites des États. Ainsi, Assange et Wikileaks ont mis en lumière la torture à la prison d’Abu Ghraib, le Afghan War Diary, les Iraq War Logs, le Cablegate, les Guantanamo files et les Spyfiles. La population a été surtout sensibilisée à Wikileaks suite à la diffusion en vidéos et en photos des crimes commis en Irak par les Américains: assassinats de journalistes, d’enfants et de personnes non armées, meurtres de personnes blessées, tortures, etc. Ces révélations brossent le tableau d’un État voyou violant les droits humains fondamentaux, responsable de crimes de guerre. C’est un miroir dans lequel l’État américain refuse de se regarder. Un silence assourdissant entoure pourtant l’affaire Assange. Pourquoi?

Des accusations sans fondement ?

Est-ce qu’Assange peut être accusé d’espionnage par les États-Unis? Pour cela, il faudrait qu’il ait agi pour le compte d’un autre pays et qu’il ait piraté les dossiers ultrasecrets américains. Or, Chelsea Manning a toujours prétendu avoir agi de son propre chef en lui transmettant les informations concernant les bavures américaines. Même Barack Obama, qui avait réactivé la vieille loi sur l’espionnage pour coincer Assange, a dû faire marche arrière et a renoncé aux poursuites contre lui. C’est Donald Trump qui a reconduit les accusations d’espionnage. 

Est-ce qu’en publiant systématiquement des archives, Assange a risqué la vie d’informateurs des États-Unis et porté atteinte ainsi à la sécurité nationale du pays? Il semble bien que non. On n’a jamais pu mentionner un seul cas où la vie d’informateurs aurait été mise en danger. Assange a d’ailleurs offert de collaborer avec les autorités américaines pour réduire à néant tout risque en ce sens, sans recevoir une réponse de leur part. En outre, ce n’est pas lui ou Wikileaks qui ont rendu public l’ensemble des documents. Ce sont deux journalistes du Guardian qui ont fourni le code secret permettant d’avoir accès aux fichiers compromettants et c’est seulement sept mois plus tard que Wikileaks les a, à son tour, publiés.

Si les médias mainstream refusent de se prononcer, c’est peut-être en grande partie parce qu’ils ont peur de subir le même sort qu’Assange. Mais pourquoi le milieu intellectuel s’est-il réfugié dans un mutisme à peu près complet? Je crois que les allégations de viols et d’agressions sexuelles impliquant deux femmes suédoises, lors d’un séjour à Stockholm en 2010, ont refroidi les ardeurs des intellectuel.le.s. Quoi? Assange serait-il un agresseur, un violeur et un prédateur sexuel?

Pour en savoir plus et connaître le fin mot de cette histoire, il aura fallu que Nils Melzer, professeur de droit en Suisse, intervienne en tant que rapporteur spécial de l’ONU en matière de torture. Il comprend la langue suédoise. Il s’est rendu sur place et a eu accès aux documents. Il aura fallu aussi que les médias alternatifs s’en mêlent. Melzer a accordé plusieurs entrevues déjà, et notamment à Democracy Now, mais celle qu’il vient d’accorder le 8 octobre 2021 à Investig’action, la plateforme dirigée par Michel Collon en Belgique, est particulièrement révélatrice. La lettre envoyée par Melzer aux autorités suédoises le 12 septembre 2019 permet elle aussi d’approfondir notre compréhension.

À la lumière des révélations de Melzer, tentons de retracer le fil des événements.

Le témoignage de SW

Le 11 août 2010, Assange se rend en Suède. Il est invité par AA et accueilli chez elle en son absence. Elle revient plus tôt que prévu. Le 14 août, il donne un séminaire et, le soir venu, a des relations sexuelles avec elle. Le 17 août, il se retrouve avec SW. Ils ont aussi des relations sexuelles. AA savait que Assange était avec SW. Entre le 17 et le 20 août, AA et SW se parlent au téléphone.

Le 20 août, les deux femmes se rendent à un poste de police éloigné (alors que d’autres postes de police plus près existent) pour témoigner auprès d’une policière amie de AA (IK). SW témoigne pour requérir qu’Assange passe un test de VIH.

Alors que le témoignage de SW n’est pas encore complété et que le témoignage de AA n’aura lieu qu’à 11h30 le lendemain matin (21 août), un mandat d’arrêt est lancé contre Assange dans la soirée du 20 août invoquant des allégations de viol contre deux femmes. Le mandat d’arrêt fait état de viols, alors que SW ne prétend rien de tel, ne veut porter aucune accusation et demande seulement qu’Assange passe un test pour vérifier s’il est porteur du VIH. Son récit rapporte apparemment le fait qu’Assange portait un condom lors de leur première relation sexuelle, mais qu’il n’en portait pas le lendemain matin. Elle affirme ne pas avoir subi de coercition et qu’elle l’a laissé continuer. Quand elle apprend qu’un mandat d’arrêt vient d’être lancé, elle interrompt son témoignage, refuse de signer sa déposition et rentre chez elle. Elle a même texté avoir été choquée d’apprendre l’existence de ce mandat d’arrêt. Elle écrit que la police semble vouloir à tout prix mettre la main au collet d’Assange et que c’est la police qui a inventé ce chef d’accusation. 

La confidentialité n’est pas respectée bien que l’on en soit encore seulement à l’étape d’une enquête préliminaire. Les autorités informent le tabloïd Expressen du mandat d’arrêt. Le mandat est lancé sans avoir auparavant recueilli le témoignage d’Assange et ce, alors qu’il est encore en Suède et facilement disponible pour un interrogatoire. La présomption d’innocence n’est jamais prise en compte.

Le témoignage de AA

Dans son témoignage du 21 août 2010, AA présume qu’un condom déchiré aurait volontairement et préalablement été endommagé par Assange. Quand quelques jours plus tard, elle remet aux autorités policières ledit condom, une analyse effectuée ne permet pas de détecter des traces d’ADN d’Assange ou de AA.

En outre, AA a continué d’héberger Assange, s’est dite heureuse d’être en sa compagnie, savait qu’il était aussi avec SW et n’a jamais averti SW de quoi que ce soit. Enfin, elle écrira dans un tweet le 22 avril 2013 qu’elle n’a jamais été violée par Assange.

Le 25 août 2010, le mandat d’arrestation est retiré. Eva Fine, procureure en chef de la ville de Stockholm, déclare : « I don’t think there is reason to suspect that he has committed rape », et « the conduct alleged by SW disclosed no crime at all ».  

Le 26 août, la policière (IK), qui avait interrogé SW le 20 août, modifie le témoignage de SW sur ordre de son supérieur (MG) sans jamais consulter SW. Cette version sera examinée par l’avocat (CB) assigné par l’État pour représenter SW et AA. CB logera un appel contre la décision d’Eva Fine d’interrompre le mandat d’arrêt.

Assange sera finalement interrogé le 30 août par MG. Malgré les assurances que la confidentialité des échanges sera respectée, les médias en sont informés. L’avocat suédois d’Assange, Leif Silbersky, annonce que son client a témoigné et qu’il nie les allégations à son endroit. 

L’ombudsman suédois fera enquête pour déterminer si des bris de confidentialité ont eu lieu, mais son rapport n’a jamais été produit ou rendu public.

Sur la base du nouveau témoignage réécrit par la police, le 1er septembre, la directrice suédoise des poursuites criminelles, MN, ouvre à nouveau l’enquête préliminaire au sujet d’actes de viols et elle élargit les allégations pour inclure de possibles attentats à la pudeur et agressions sexuelles. 

Entre le 1er septembre et le 27 septembre, jour où Assange quitte la Suède, il ne pourra jamais répondre à ces allégations parce que MN refusera qu’Assange soit interrogé par un autre agent de police que MG et que MG est « en congé de maladie ».

L’avocat des deux femmes (CB), chargé par l’État de contester la décision d’Eva Fine d’interrompre l’enquête pour viol, avait déjà travaillé dans le même bureau d’avocats que TB, un ancien ministre de la justice qui était en fonction lorsque la Suède procéda à l’arrestation de deux personnes recherchées par la CIA. Ces personnes avaient été livrées aux autorités américaines, puis torturées.

Une publication sur Facebook faite par la policière IK la montre en compagnie de TB. La policière écrit que la décision d’Eva Fine de ne pas poursuivre l’enquête est un « scandale », que « notre cher CB va rétablir l’ordre » et que « la bulle d’Assange est sur le point d’éclater ».

La plaignante AA, la policière IK, son supérieur MG, la procureure MN, l’avocat CB et l’ancien ministre de la justice TB étaient tous membres du même parti politique et certains d’entre eux ont travaillé ensemble à l’occasion de campagnes électorales.

La suite des choses

Assange est allé témoigner le 30 août. Il s’est par la suite pendant trois semaines activement montré disposé à répondre aux autres allégations faites contre lui. Il a obtenu par la suite l’autorisation officielle de quitter la Suède. 

Peu de temps après son départ de Suède, les autorités exigèrent la présence d’Assange en territoire suédois pour répondre aux allégations de viol. Assange était alors à Londres. Un mandat d’arrêt international fut émis, ainsi qu’une alerte rouge sur Interpol. Une demande d’extradition vers la Suède fut faite auprès des autorités britanniques. 

Le 8 décembre, Assange s’est rendu aux autorités britanniques pour les audiences concernant son extradition. Le 16 décembre, on le libère sous caution moyennant une somme de 240 000 livres sterling. Le 24 février 2011, la Cour britannique décide d’extrader Assange. Le 3 mars 2011, ses avocats logent un appel contre cette extradition. Le 2 novembre 2011, la Cour supérieure maintient la décision. Le 5 décembre, Assange obtient le droit d’être entendu par la Cour suprême. Le 30 mai 2012, la décision d’extrader Assange est maintenue par la Cour suprême. 

Assange craignait que la demande d’extradition vers la Suède ne soit qu’une étape intermédiaire permettant par la suite une extradition vers les États-Unis. Le 19 juin 2012, il demande donc l’asile politique à l’ambassade de l’Équateur à Londres. Le 16 août 2012, la demande d’asile politique est acceptée. Le 13 août 2015, on abandonne les mandats d’arrestation pour agression sexuelle et attentat à la pudeur parce qu’ils ont passé le délai de prescription. 

Tel que rapporté par Melzer, pendant toute cette période, Assange s’est montré disposé à répondre aux allégations faites contre lui pourvu que sa présence ne soit pas exigée en Suède. Le 14 novembre 2016, la procureure en chef de la Suède, Ingrid Isgren, se rend à l’ambassade d’Équateur à Londres pour interroger Assange. Le 19 mai 2017, l’enquête préliminaire concernant les allégations de viol est abandonnée. Le 26 janvier 2018, les avocats d’Assange demandent que le mandat d’arrêt britannique soit lui aussi abandonné. Le 13 février, le mandat d’arrêt est maintenu. Le 11 avril 2019, la police britannique pénètre les locaux de l’ambassade d’Équateur pour procéder à l’arrestation d’Assange. Le 13 mai 2019, la directrice des enquêtes criminelles de la Suède, Eva-Marie Persson, ouvre encore une fois l’enquête préliminaire sur les allégations de viol. Le 19 novembre 2019, l’enquête est à nouveau abandonnée.

Conclusion

Assange est-il un agresseur, un violeur et un prédateur sexuel? Est-il raisonnable de supposer que cette affaire s’inscrit dans autre chose qu’une manœuvre politique d’envergure visant à l’épingler et à le livrer aux autorités américaines? A-t-on jamais vu une enquête préliminaire s’étaler sur une dizaine d’années? Est-il raisonnable de supposer que les Britanniques ont dépensé 10 millions de livres sterling pour surveiller Assange à l’ambassade de l’Équateur sur la base d’allégations faites contre lui dans une enquête préliminaire trois fois ouverte et trois fois abandonnée? 

S’il est une chose désormais incontournable, c’est que devant les allégations d’agression sexuelle, la voix des victimes doit toujours être entendue. Il faut croire leurs allégations lorsqu’elles témoignent d’avoir été violées, molestées ou agressées. Or c’est justement en surfant sur cette nouvelle sensibilité sociale que les autorités politiques ont inventé, maintenu et entretenu des accusations d’agressions, d’attentat à la pudeur et de viol. En plus de ruiner la réputation d’Assange, elles ont provoqué un effet refroidissant sur tous ceux qui, autrement, auraient pu vouloir se porter à sa défense. 

Nils Melzer a fait état auprès des autorités suédoises de cinquante irrégularités qui lui sont apparues au cours de son enquête concernant la gestion policière, judiciaire et politique du dossier entourant les allégations faites contre Assange, mais il n’a jamais pu obtenir de réponses à ses questions. Le silence tue. Notre silence aussi tue Assange.

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