La cruauté de l’accord du participe passé
On a appris récemment que l’Association québécoise des professeurs de français demande au Ministère de revoir les critères de correction de l’accord du participe passé avec avoir. Évidemment, s’ensuit un tollé de récriminations de la part de gens qui n’ont rien à voir ni avec l’éducation, ni avec la grammaire. Leur seule expertise est d’avoir souffert lorsqu’ils ont appris les règles.
Comme chaque fois qu’on tente une réforme des règles de l’écrit, les gens qui maîtrisent ces règles refusent de rendre la vie plus facile aux générations futures. Si ces gens en ont bavé, les plus jeunes doivent en baver également.
Analysons donc l’origine de cette règle. Il faut d’emblée détruire l’idée que ce seraient des scribes qui écrivaient sous la dictée et, donc, que c’était seulement lorsque le COD (ou CD, selon la nouvelle grammaire) était placé devant le participe passé qu’ils pouvaient l’accorder, car ils ne connaissaient pas la suite de la phrase. Par exemple, dans « La pomme que Marie a mangée », on sait ce qui a été mangé, alors que si la phrase commence par « Marie a mangé », comme on écrit sous la dictée, on ignore la suite. Cette histoire est complètement ridicule. Il y a une quantité d’autres exemples similaires avec lesquels ces fameux scribes ont été théoriquement confrontés. Lorsque le sujet est après le verbe, par exemple (ce qui s’appelle un sujet postposé). « C’est dans cette rue qu’habitaient ses parents. » Si on suit l’explication donnée plus haut, le verbe devrait être invariable lorsque le sujet est après, puisque, lorsqu’on écrit sous la dictée, on ne le connaît qu’à la fin de la phrase. Hum.
En fait, c’est le poète Clément Marot, au XVIe siècle, qui a été le premier à énoncer la règle du participe passé avec avoir. Mais cette règle n’a vraiment été instaurée qu’au XIXe siècle, après la Révolution française. On s’en est servi comme base pour la création (oui oui, la création) de la grammaire pédagogique. En effet, avant cette période, peu de gens apprenaient à écrire, et le respect des règles (ou leur non-respect) n’était pas un facteur de jugement social. Mais quand les autorités françaises ont instauré l’instruction publique obligatoire, on a dû trouver des manières d’enseigner l’écrit du français à la masse populaire. C’est à ce moment que les règles ont été fixées. Et comme le français était, à l’époque, la langue de prestige, il devait se mériter (d’où toutes les exceptions inutiles qu’on a conservées).
C’est donc à cette époque qu’on a commencé à vraiment faire le lien entre la valeur d’une personne et sa maîtrise des règles, lien qui est encore très vivant de nos jours.
Car de nos jours, comme jadis, on se sert de l’accord du participe passé pour identifier les gens qui « savent » de ceux qui « ne savent pas ». C’est un clivage social déguisé en importance grammaticale. Car disons-le : l’accord du participe passé n’amène rien sur le plan de la communication. La preuve en est que la majorité des verbes sont les verbes du premier groupe (en -er), et que, donc, leur participe passé se prononce de la même manière, qu’il soit accordé ou non. Si je dis « La pomme que j’ai mangée » ou « J’ai mangé une pomme », les mots mangée et mangé se prononcent de la même manière. En bref : on n’entend pas l’accord. Et on comprend la phrase quand même. L’évolution linguistique n’aurait pas toléré une ambiguïté.
Bon, je vois déjà des gens qui essaient de construire des phrases pour prouver l’utilité de cet accord. « Marie et son chien sont à la gare. Paul l’a embrassée » HAHA! Si on ne fait pas l’accord, on peut penser que c’est le chien que Paul a embrassé! Mais cette phrase est problématique. Car si j’avais « Marie et Julie sont à la gare. Paul l’a embrassée », je ne saurais pas plus qui Paul a embrassé. C’est ce qu’on appelle un problème d’anaphore (ou d’antécédent). C’est considéré comme une faute.
Il y a quelques autres phrases possibles, des phrases alambiquées que personne n’utilise dans la vraie vie. La plus fréquente est « La mort de l’homme tant désiré(e) … ». Si c’est féminin, c’est la mort qui est désirée, si c’est masculin, c’est l’homme. D’une part, ce n’est même pas une phrase complète. D’autre part, qui dit ce genre de choses dans la vraie vie? Qui fait ça, dire des phrases hors contexte?
La langue, ce n’est pas des énoncés arbitraires qu’on lance au hasard! Lorsqu’il y a une ambiguïté, le contexte permet de comprendre. Et si on ne comprend pas avec le contexte, c’est que ce n’est pas une bonne phrase!
Par ailleurs, ce n’est pas comme si on n’avait pas DÉJÀ des phrases ambigües, qui sont tout de même considérées comme correctes. « Je suis un âne. » Est-ce que c’est le verbe être ou le verbe suivre? « Mon hôte était très jovial. » Est-ce qu’on parle de la personne qui reçoit ou de celle qui est reçue? « Il est mort de froid. » Est-ce qu’il est mort pour vrai, où c’est une expression imagée pour dire qu’il a très froid? Je pourrais continuer comme ça encore longtemps. Tout ça pour dire que citer une phrase qui serait difficile à comprendre hors contexte sans un accord n’est pas une bonne méthode pour justifier la pertinence de l’accord.
J’ai enseigné l’accord du participe passé à l’université. Mon ado a commencé à l’apprendre en 6e année du primaire, et l’apprend encore en 3e secondaire. Cette règle mange du temps d’école. Et ce n’est pas la première fois qu’on tente de la simplifier. Un ministre de l’éducation français a même déjà parlé d’une « catastrophe nationale » en 1911! Mais tout ce que la tentative de réforme de 1911 a donné, c’est l’accord du participe passé suivi d’un infinitif, qui complexifie encore plus l’affaire.
Bref.
Ce qu’on peut dire, à partir de tout cela, c’est que ces gens qui sont contre la réforme de la règle d’accord du participe passé nous renseignent sur leur personnalité : ils ne veulent pas que les jeunes souffrent moins qu’eux. C’est très égoïste, voire cruel.