Récemment, le ministre de l’Éducation du Québec, Jean-François Roberge, s’associait à Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation en France, dans un bromance, afin de lutter contre la culture de l’annulation (« cancel culture »).
« Ce n’est pas en renonçant à être qui nous sommes ni en ignorant d’où nous venons, comme le professent les « assassins de la mémoire », que nous pourrons célébrer le progrès et nous projeter vers l’avenir » écrivaient les deux ministres dans une lettre commune intitulée « L’école pour la liberté, contre l’obscurantisme ».
Bien entendu, ici il est fait référence aux gens qui proposent de brûler des livres. Reste que les mots sont durs et doivent aussi s’appliquer aux architectes de narratifs qui occultent le fait qu’une nation peut être victime, sauveuse et aussi bourreau, tout dépendant de la posture qu’elle prend envers certains groupes.
D’ailleurs, chaque jour, le ministre de l’Éducation du Québec et ses collègues contribuent, il me semble, à de l’annulation.
Un jeune privé de reconnaissance et enclavé par des facteurs de risques vibrera-t-il de l’idéal de cohésion sociale ethnocentrique du Ministre Roberge? Si un jeune échoue, n’est-ce pas aussi l’échec dudit gardien des sceaux de l’identité québécoise? À quand l’enseignement des langues autochtones dans les écoles primaires du Québec?
Décrochage
Le milieu de l’éducation peine à produire des propositions porteuses pour les jeunes hommes noirs de 15 à 25 ans, qui vivent une période de risque particulière grâce, en grande partie, à la surveillance d’État dont ils font l’objet. « Un enfant noir qui vit dans un territoire à forte concentration de population noire est deux fois plus susceptible d’être signalé à la protection de la jeunesse que les autres enfants, alors que s’il habite dans un territoire à faible concentration de population noires, il est dix fois plus susceptible d’être signalé que les autres enfants » (page 303 du rapport de la Commission Laurent) et la majorité des signalements sont faits par le milieu scolaire (page 302 du rapport de la Commission Laurent). Cette surveillance commence donc à un très jeune âge, de façon sournoise, avant de prendre ensuite la forme de profilage racial notamment.
La discrimination se poursuit donc après que les jeunes aient quitté les bancs d’école. Une fois sur le marché du travail, les hommes et femmes noirs vivant à Montréal gagnent en moyenne 16 033 $ et 8444 $ de moins (selon les données de 2016) que le reste de la population. Peut-on alors simplement demander aux jeunes, notamment ceux principalement ciblés, les jeunes noirs, de ne pas avoir recours à la violence et de se trouver un service d’aide aux devoirs, quand l’école faillit aux siens?
Alors que le ministère de l’Éducation n’offrait aucun portrait provincial récent sur le taux de décrochage au Québec, Égide Royer, expert en matière de réussite scolaire, informait que les derniers chiffres rendus publics pour l’année scolaire 2018-2019 font état d’un taux de décrochage de 14,2%, soit une légère hausse depuis deux ans. Se pourrait-il que notre système d’éducation ne produise pas que des diplômés, mais génère aussi une perte d’intérêt de la part de ces élèves? Se pourrait-il que cette perte d’intérêt ne soit pas causée par les wokes, mais plutôt par un cadre académique en décalage avec les réalités de trop de nos jeunes?
La lettre des ministres dira plutôt : « C’est pourquoi nous affirmons avec force et conviction que l’école, rempart primordial contre l’ignorance et l’obscurantisme, doit être le lieu privilégié de la construction d’un projet civique commun partagé. » Pourtant, dans quelles écoles permet-on d’enseigner la portée de ce que veut dire l’extrait suivant tiré des articles de capitulation de Montréal de 1760 : « Les nègres et panis des deux sexes resteront en leur qualité d’esclaves en la possession des Français et Canadiens, à qui ils appartiennent : il leur sera libre de les garder à leur service dans la colonie ou de les vendre; et ils pourront aussi continuer à les faire élever dans la religion Romaine. Accordé, excepté ceux qui auront été faits prisonniers. »
Comment envisager un projet civique commun partagé sans adresser ce système de castes, où trop de gens vivant sur le territoire québécois n’ont pas accès à une pleine citoyenneté et ne sont pas égaux. Dans les faits, il semble qu’il est faux de croire, contrairement à ce que dit l’article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne, que toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles « la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association.»
Au lieu de se complaire dans l’écriture de lettres inutiles, le gardien des sceaux de l’identité québécoise gagnerait à mesurer sa contribution à la faillite de l’école: aucune mesure n’a empêché le meurtre de Jannai, élève à l’école secondaire Mile-End, poignardé à proximité de celle-ci. Aucune mesure n’a empêché l’atteinte à sa mémoire, par des médias le déshumanisant et présentant ses amis comme des êtres assoiffés de vengeance, des heures après sa mort.
Les angles morts de la liberté académique
Alors qu’il parle de liberté académique, il fait peu de cas des contraintes que subissent les élèves souhaitant ne pas entendre des termes lourds et chargés être utilisés sans contextualisation, tact et prudence. Quel cas fait-il des craintes de représailles des élèves du Collège de Maisonneuve qui dénoncent l’usage du mot en N par une enseignante se croyant investi du droit de le dire au moins neuf fois?
L’association des élèves du Collège de Maisonneuve dénonce, notamment le fait qu’on ne parle jamais de la liberté qu’ont les élèves de s’exprimer, ainsi que le droit d’être protégé contre la provocation.
Le Ministre est silencieux sur les vides du cursus académique en lien avec des pans de l’histoire qui mettent en relief la présence d’esclaves noirs et autochtones en Nouvelle-France. Il semble s’attarder sur les mots interdits sans relever les recherches interdites par un écosystème académique assujetti à des dynamiques croissantes de privatisation. Il se place en défenseur de la liberté d’expression dans un contexte ou toute remise en question de la cascade des mesures exceptionnelles mises en place est perçu comme acte de trahison. Il présente l’école comme un rempart primordial contre l’ignorance et l’obscurantisme, mais est demeuré très timide face à l’effritement du lien de confiance entre les élèves de l’école secondaire Henri-Bourassa et leur établissement scolaire, suite à de de multiples allégations de racisme visant un enseignant d’histoire.
À Toronto, une femme noire poursuit la commission scolaire en charge de l’établissement scolaire fréquenté par sa fille qui y a subit des menaces de viol et des insultes raciales. Faudra t-il que des parents noirs au Québec, voyant la faible qualité de protection offerte à leurs élèves pour leur garantir un environnement académique favorable, décident d’envisager de tels recours?