Le Canada et plusieurs pays occidentaux ont contribué à l’entraînement militaire de membres du groupe ukrainien d’extrême droite Centuria. Les sympathisants de ce regroupement ethno-nationaliste, ouvertement implantés dans l’armée ukrainienne, ont bénéficié du soutien militaire offert par le Canada à l’Ukraine dans le cadre de sa guerre avec la Russie.
C’est ce que révèle un rapport détaillé de l’Institut d’études européennes, russes et eurasiennes (IERES) de l’Université George Washington, aux États-Unis, signé par le journaliste indépendant Oleksiy Kuzmenko. L’enquête s’appuie notamment sur plusieurs déclarations et documents diffusés par les membres de Centuria eux-mêmes, ainsi que sur des informations provenant de sources gouvernementales.
Soutien militaire du Canada et de l’OTAN
Selon le rapport de l’IERES, des membres de Centuria sont présents depuis 2018 au sein de l’Académie militaire nationale Hetman Petro Sahaidachny, qui forme de futurs officiers pour l’armée ukrainienne. Il s’agit du plus important centre de formation du genre en Ukraine.
L’Académie militaire nationale bénéficie du soutien actif de l’OTAN ainsi que de plusieurs pays comme le Canada, les États-Unis, l’Allemagne et le Danemark, qui ont des conseillers permanents ainsi que des instructeurs sur place. C’est aussi là qu’est basée l’opération UNIFIER, la mission des Forces armées canadiennes visant à appuyer l’Ukraine par la formation de ses troupes.
Des cadets fréquentant l’académie se sont affichés publiquement à de très nombreuses occasions comme membres de la formation d’extrême droite, à la fois sur les réseaux sociaux, en tenant plusieurs réunions dans l’enceinte de l’académie, et même lors d’une fête de graduation. Rien n’a pourtant été fait pour remédier à cette situation, selon le rapport.
Ainsi, on lit dans le rapport qu’en avril dernier, Centuria affirmait sur les médias sociaux que ses membres apprenaient « couramment » de « partenaires occidentaux » et avaient « collaboré et participé à des exercices militaires conjoints » avec le Canada, la France, le Royaume-Uni, les États-Unis, l’Allemagne et la Pologne. Ces affirmations sont jugées crédibles par l’auteur du rapport, à la lumière de photographies diffusées par Centuria et vu l’importance de l’implication militaire occidentale à l’académie fréquentée par les membres du groupe.
Danger connu, absence de vérifications
L’activité de Centuria au sein d’institutions militaires importantes, soutenues par les pays de l’OTAN, est le résultat d’un laxisme des autorités locales et internationales, estime l’auteur du rapport de l’IERES.
« La possibilité pour Centuria d’opérer dans l’Académie militaire nationale et dans les forces armées ukrainiennes n’est pas une aberration, mais plutôt le reflet d’une culture permissive qui facilite la propagation de l’extrême droite dans l’armée ukrainienne. »
Extrait du rapport de l’IERES
En effet, ni les forces ukrainiennes ni les forces canadiennes ne font de vérification pour savoir si les cadets adhèrent à des idées ou des groupes d’extrême droite. Les pays occidentaux impliqués en Ukraine « ne comprennent pas ce qui se passe là », explique en entrevue Alexandra Wishart, doctorante en science politique à l’Université d’Ottawa et spécialiste des mouvements radicaux en Ukraine. Ils n’ont pas tous les outils pour comprendre et reconnaître les mouvances d’extrême droite locales, dont les références ne sont pas toujours les mêmes qu’ici, explique la chercheuse qui a étudié le phénomène directement sur le terrain.
Le Canada délègue en effet à l’Ukraine la responsabilité d’évaluer les futurs militaires pour éviter toute présence de l’extrême droite parmi eux, selon un représentant des Forces armées canadiennes cité dans le rapport. L’armée ukrainienne, de son côté, a toutefois confirmé à l’auteur du rapport qu’elle n’effectuait pas de telles évaluations.
La présence de l’extrême droite dans les institutions ukrainiennes, et particulièrement dans l’armée, est connue depuis longtemps. La situation de guerre, la fragilité de l’État ukrainien ainsi que la pauvreté de vastes franges de la population ont créé une véritable « poudrière » favorisant la mobilisation de mouvements extrémistes au sein des forces armées, explique Alexandra Wishart. « Ce n’est pas du tout un nouveau phénomène », affirme-t-elle, expliquant que le problème existait déjà en 2015, au moment où le Canada a d’abord envoyé des troupes en Ukraine.
Dans leur volonté de défendre un pays considéré démocratique et de s’opposer à l’influence de la Russie, les pays occidentaux ont jugé nécessaire de composer avec le danger, estime Alexandra Wishart. Les « conditions désastreuses » de l’armée ukrainienne, la difficulté de trouver des recrues et la « grande difficulté » qu’il y avait à écarter les extrémistes de droite ont poussé le Canada et d’autres pays à accepter le risque.
« Le Canada n’a pas fait preuve d’une vigilance optimale et cela a potentiellement permis à des groupes d’extrême droite de profiter de l’occasion. »
Alexandra Wishart, doctorante en science politique à l’Université d’Ottawa
Le danger international d’une extrême droite violente
Le groupe Centuria regroupe essentiellement des militaires et est animé par une idéologie ethno-nationaliste, prétendant défendre les traditions nationales des pays d’Europe contre l’intervention de la Russie, mais aussi de l’Union européenne. Selon un manifeste cité dans le rapport de l’IERES, le groupe valorise « l’ordre et la discipline » contre la « dégénérescence » due aux influences étrangères. Centuria appartient à une tendance d’extrême droite hyper-conservatrice, « chauvine, raciste et opposée aux droits des femmes et des personnes LGBTQ+ », explique Alexandra Wishart.
Centuria fait régulièrement l’apologie des nazis dans ses événements et sur les réseaux sociaux, comme le montre le rapport.
Aujourd’hui, plusieurs membres de Centuria ayant étudié à l’Académie militaire nationale ont rejoint les rangs des forces armées ukrainiennes, où certains agissent vraisemblablement comme officiers, établit le rapport de l’IERES.
« Centuria forme une élite militaire unique en son genre, dont l’objectif est d’atteindre les plus hauts rangs au sein des forces armées, dans le but de devenir un noyau puissant capable d’exercer une influence significative au sein de la structure des forces armées. »
Déclaration publique de Centuria, citée dans le rapport de l’IERES
Au moins un membre de Centuria a aussi agi comme instructeur d’armes à feu pour un autre groupe d’extrême droite faisant la promotion des idées suprématistes blanches et antisémites.
Aux yeux d’Alexandra Wishart, la multiplication des groupes comme Centuria, non seulement en Ukraine, mais aussi ailleurs en Europe, est « potentiellement dangereuse ».
« On sous-estime la menace que représentent ces groupes d’extrême droite. »
Alexandra Wishart
Certes, Centuria demeure un groupe marginal, sans véritable appui populaire ni grande influence politique, qui ne risque pas de s’emparer du pouvoir prochainement, nuance la chercheuse. Mais les groupes du genre sont toutefois très actifs dans les institutions militaires et policières, ajoute-t-elle. Dans les rues, aussi, ils commettent toutes sortes de violences « bien réelles » contre des personnes issues des minorités ou de groupes progressistes.
De plus, la croissance des réseaux internationaux d’extrême droite constitue un important risque, selon Alexandra Wishart. Le rapport de l’IERES confirme que Centuria a des liens avec de nombreux autres regroupements en Ukraine et ailleurs. Parmi eux, le mouvement Azov, l’une des principales organisations ukrainiennes d’extrême droite, dont l’influence se fait sentir jusqu’au sein de l’État, mais aussi dans les pays avoisinants.
Aujourd’hui, Centuria dit travailler activement à renforcer ses liens internationaux, notamment en cherchant à se rapprocher des unités étrangères installées au pays.