M. le Premier Ministre, cessez de résister à l’expression racisme systémique

Le débat sur le racisme systémique n’est pas qu’un débat de sémantique et votre résistance à employer l’expression trahit votre ignorance d’un passé lourd que nous traînons tous comme un boulet.

Il n’y a pas si longtemps, vous compreniez le racisme systémique comme impliquant l’idée que tous les citoyens seraient racistes. Maintenant, vous citez le Petit Robert, où on peut lire que le terme « systémique » sert à désigner ce qui est relatif à un système dans son ensemble. Vous avez rapidement ignoré le mot « relatif » et vous vous êtes empressé de conclure que parler de racisme systémique implique que le système est raciste dans son ensemble.

Non, M. le Premier Ministre. Cela implique seulement que le racisme est relatif au système dans son ensemble. Par exemple, la collusion et la corruption dans l’industrie de la construction avaient un caractère systémique. Elles affectaient le fonctionnement du système dans son ensemble dans la mesure où une douzaine d’entreprises se partageaient à tour de rôle les contrats à la Ville de Montréal en fonction de la règle du plus bas soumissionnaire, en collusion avec certaines firmes de génie conseil et certains hauts dirigeants politiques. Cela était relatif au fonctionnement de l’industrie de la construction dans son ensemble, mais cela ne voulait pas dire que tous les entrepreneurs de construction et tous les ouvriers étaient corrompus. Cela ne voulait pas dire non plus que l’industrie de la construction était dans son ensemble corrompue.

Nous sommes depuis 1876 sous l’égide de la loi sur les Indiens, une loi qui, selon certains, instaure un régime d’apartheid à l’égard des peuples autochtones. Cette loi a introduit le système des réserves. Certains peuples autochtones vivent à distance, éloignés des grands centres et des services. Encore à notre époque, certains n’ont pas accès à de l’eau potable. Le chômage y est souvent endémique. Cela a entraîné des abus d’alcool et de drogue plus fréquents au sein de certaines communautés. Conséquemment, ils ont été plus souvent incarcérés. 

Plusieurs enfants ont été arrachés à leur famille et cela a donné le système des pensionnats. Certains de nos concitoyens œuvrant au sein de l’Église catholique ont collaboré au fonctionnement de ces « écoles résidentielles » et certains enfants ont été abusés sexuellement. Plusieurs en sont morts et nous commençons à peine à prendre conscience de ces horreurs. Les survivants ont de la difficulté à être dédommagés et ils doivent recourir aux tribunaux pour gagner leur cause. 

La commission Vérité et réconciliation a démontré l’existence d’un génocide culturel. On stérilise encore les femmes autochtones. Plusieurs milliers de femmes autochtones ont disparu et continuent de disparaître depuis 30 ans. Les autochtones reçoivent en moyenne moins d’investissement per capita que le citoyen canadien blanc pour ce qui est de l’éducation et de la santé. 

Vous avez tellement besoin de personnaliser le racisme que vous comprenez le racisme systémique à l’égard des autochtones comme le résultat d’une directive venant d’en haut, énoncée par des têtes dirigeantes, de discriminer tous les membres de ces peuples.

Non, Monsieur le Premier Ministre, il n’est pas nécessaire de postuler une élite dirigeante malveillante. Nous pouvons juste être affectés sans nous en rendre compte par une histoire institutionnelle qui pèse lourd sur nos consciences et qui favorise des actions traversées par des préjugés implicites. 

Certaines des situations mentionnées plus haut n’existent plus, mais plusieurs autres demeurent. Il est insensé de prétendre que nous ne sommes pas affectés par un tel passé. Encore de nos jours, on a vu le comportement de la police à Val d’Or. On a vu l’an dernier le comportement de certaines personnes à l’hôpital de Joliette. On peut constater le destin de certains itinérants en ville. 

Encore de nos jours, on leur impose des pipelines et des gazoducs sur des territoires non cédés au nom de l’intérêt national alors même que les chefs héréditaires s’opposent à cette construction. L’intérêt économique l’emporte sur le respect de leur droit à l’autodétermination. L’intérêt économique semble d’ailleurs dans votre esprit l’emporter même sur le devoir de commémoration. 

Les négociations pour l’autonomie gouvernementale des Innus traînent en longueur depuis des décennies, tout comme celle des Algonquins, ce « peuple invisible », tel que décrit dans le documentaire de Richard Desjardins produit en 2007. Les négociations avec les Mohawks sont également au point mort et on attend encore la création du Nunavik. 

Quand on parle de racisme systémique, on parle d’un problème de racisme affectant les institutions qui influe sur nos comportements et qui nous incite à ne pas voir que nous avons non seulement un devoir de commémoration, mais aussi des devoirs de réparation et de respect à l’égard des Premières Nations, des Métis et des Inuits. 

M. le Premier Ministre, vous commencez à peine à entrevoir l’ampleur du problème que vous situez pour le moment seulement à l’hôpital de Joliette. Le débat sur le racisme systémique n’est pas qu’un débat de sémantique et votre résistance à employer l’expression trahit votre ignorance d’un passé lourd que nous traînons tous comme un boulet. C’est d’ailleurs le propre du racisme systémique que d’entraîner, chez ceux qui se sentent investis de bonnes intentions, une réaction de déni.

La résistance à l’égard des mots est une résistance à l’égard des choses qu’ils décrivent. Vous résistez non seulement à employer l’expression « racisme systémique ». Vous résistez tout autant à employer « discrimination systémique » et « racisme institutionnel ». Alors de grâce, ne réduisons pas le débat sur le racisme systémique à un débat de sémantique futile. D’ailleurs, c’est vous qui essayez d’étouffer l’affaire par le recours au dictionnaire.

C’est une gigantesque tragédie que l’expression « racisme systémique » cherche à nommer. Il est triste de voir certains ignorer l’ampleur de la douleur historique et présente qui couve sous les mots. La cause autochtone n’est pas qu’une occasion pour soigner notre discours afin de lui donner un look cosmétique d’ouverture apparente. 

Il ne faut pas non plus nous contenter de déplorer des faits seulement lorsque les médias braquent sur ceux-ci les projecteurs. Nous en avons pour des dizaines d’années à prendre conscience de l’ampleur de la dévastation ayant affecté nos peuples frères. Le coup de semonce de la coroner Géhane Kamel n’est rien comparé aux mille coups de tonnerre requis pour prendre la pleine mesure du désastre.

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