Qui est Centaure?

L’art de produire la subversion

« Même si Vallières se dit “nègre blanc” et malgré ses éloges contre le racisme, nous savons que le message sous-jacent est le suivant : je ne devrais pas être traité de nègre puisqu’après tout, je suis un homme blanc. »
Extrait de la thèse de doctorat de Corrie Scott

Dans un article de La Presse du 29 septembre intitulé « Une majorité de professeurs pratiquent l’autocensure », on apprend que 60% des 1069 répondants au questionnaire portant sur la liberté académique (33 516 membres du corps professoral québécois l’avaient reçu) disaient s’être censurés depuis cinq ans en évitant certains mots. On sait que ce genre d’initiative émane du débat en lien avec le « mot commençant par N ». Reste que, là encore, combien des 33 516 membres du corps professoral québécois sont noirs et combien d’entre eux font partie des 1069 répondants ou même des 60% ayant mentionné s’être autocensuré? 

Comme le dit l’auteure Martine Delvaux sur sa page Facebook: « S’il faut protéger à tout prix la liberté académique, c’est qu’il faut protéger le droit des membres de cette communauté à parler librement sur la place publique d’enjeux socio-politiques sans crainte pour leur emploi. » Peut-on parler de censure alors qu’il est plutôt question de ne pas blesser? 

Tout le monde perd avec ce sondage truffé de biais et qui aurait tout simplement pu s’intituler « Une majorité de professeurs sont blancs et sont mal à l’aise avec l’idée de faire attention à ne pas blesser ET censurer leurs élèves ».

Au Québec, la subversion et le détournement ne sont pas que dans le discours. Ils sont aussi dans les actes.

Du Mot en N à la lutte aux gangs (de Noirs)

Alors qu’il était passible d’une peine maximale de dix ans de prison pour importation illégale d’armes à feu, William Rainville sortira de prison dans un peu moins de 50 mois. Il a été arrêté en mars dernier à Dundee, près de la frontière américaine, avec près de 250 armes de poing.

Le juge Bertrand St-Arnaud ne lui a pas donné la peine maximale. La ministre de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault a été plus généreuse pour défendre Lieutenant-Duval, l’enseignante d’Ottawa suspendue pour avoir prononcé le mot « nègre », que pour exprimer sa satisfaction de voir le Sherbrookois caucasien, ex-employé de Desjardins devenu trafiquant d’armes, arrêté. Expression sélective des émotions (dans l’exercice des fonctions de l’État)…

Pourtant, le trafic d’armes fait couler beaucoup de sang, beaucoup d’encre, beaucoup d’argent et beaucoup de promesses politiques ces temps-ci. Combien de temps aurait pris Rainville s’il avait été Noir? 50 mois? Pas sûr. On parlerait de peine exemplaire. On n’aurait pas dit que l’isolement de l’accusé en contexte de pandémie a été une chose si pénible que l’on peut considérer qu’il a déjà en partie payé pour sa faute

Parallèlement à cette affaire, un homme noir de Montréal-Nord du nom de Hensley Jean, reconnu coupable de tentative de meurtre après un assassinat raté, doit, selon le procureur aux poursuites criminelles et pénales, être emprisonné à vie, à cause de son mépris « révoltant » pour la vie humaine et pour dénoncer la banalisation de l’usage des armes à feu par les gangs de rue à Montréal. Ceux-ci créeraient un sentiment d’insécurité dans la population. Ok. Reste qu’un silence demeure sur le lien  entre les trafiquants d’armes et les personnes qui les utilisent. Qu’est-ce qui rend William Rainville moins dangereux que ceux qui se retrouveraient potentiellement avec ses produits illégaux? Pourquoi la condamnation de Rainville n’est pas vue comme ayant aussi un fort potentiel de dissuasion du trafic d’armes?

Pourquoi personne n’a dit au juge St-Arnaud: « Ne sous-estimez pas l’importance et l’impact de votre décision sur la confiance du public ». Ce sont, par contre, les mots exacts qui ont été dits à la juge Di Salvio, par Me Steve Baribeau, procureur aux poursuites criminelles et pénales, dans le procès de Hensley Jean.

Qu’est-ce qui fait en sorte que M. Rainville ait droit à autant de sympathie de la part du système judiciaire? Les médias débutent en traçant un profil élogieux et en citant ses proches qui le décrivent comme un jeune homme brillant à l’avenir prometteur. On le pose dans l’imaginaire public comme le parfait garçon blanc qui aurait eu une bulle temporaire au cerveau. Pourtant, les quartiers où se trouvent les armes découlant de la contrebande sont parallèlement propices à plus de profilage racial et aussi à plus de traitement médiatique caustique.

La semaine dernière, la ministre Guilbault annonçait la mise en place de l’escouade CENTAURE (pour « Coordination des efforts nationaux sur le trafic d’armes, unis dans la répression et les enquêtes »). L’objectif est de se doter d’une « force de frappe sans précédent » pour combattre la violence par armes à feu au Québec. L’escouade policière mixte sera sous la direction du directeur des enquêtes criminelles à la Sûreté du Québec, Benoit Dubé.

Est-il possible de mener une lutte contre le trafic d’armes sans complaisance, sans pour autant reproduire les dynamiques qui mènent à la surreprésentation de certains groupes ethnoculturels en prison? En 2015, le sociologue Jason Carmichael (du département de sociologie de l’Université McGill) nous informait que les taux d’admission dans les établissements pénitentiaires étaient largement déterminés par un sentiment de « menace ethnique ». Il poursuivait en disant : « Les villes canadiennes qui comptent un nombre important de membres des Premières Nations et des minorités visibles ont un corps policier plus imposant que les autres. Et ce, sans égard au niveau de criminalité. »

Dans son rapport de 2012-2013, l’enquêteur correctionnel Howard Sapers écrivait : « À un tout autre niveau, les taux d’incarcération disproportionnés chez certains groupes minoritaires, notamment les noirs et les Canadiens autochtones, reflètent les failles de notre tissu social et soulèvent des préoccupations quant à l’inclusion sociale, la participation et l’égalité des chances. Les nouvelles tendances et constantes démographiques façonneront et définiront qui occupe les pénitenciers fédéraux pour des générations à venir. » Je ne suis pas sûr que ce genre de recherche intéresse le gouvernement actuel; pas plus que les enjeux de la privatisation de l’enseignement supérieur.

L’annonce de la ministre Guilbault en vue d’une remilitarisation des forces policières nous rappelle que nous sommes face à une politique de la mort. Elle ne s’accompagne pas d’engagement clair pour pallier les inégalités structurelles dans le système judiciaire. Elle ne propose pas de solutions au traitement différencié des populations dans les pratiques policières. Elle ne reconnaît pas les expertises des intervenants provenant des communautés concernées. 

Le déploiement de l’opération CENTAURE a lieu sur fond de railleries envers le mot « woke », par le premier ministre lui-même, sans qu’aucun parti d’opposition n’amène une défense adéquate.  Ce n’est pas nouveau. Cela rappelle le cri d’alarme de François Cardinal, à qui j’ai dû apprendre ce qu’était le #whitesplaining. Dans un texte paru le 14 novembre 2020 dans La Presse, l’éditorialiste s’érigeait comme arbitre du sain équilibre sur des enjeux qui lui échappent, tournant en dérision, au passage, la légitimité des safe spaces, banalisant le concept de « microagression », parlant d’un vent de dénonciation glacial provenant du monde anglo-saxon et qui contribuerait à installer une chape de plomb sur le débat public. Quelqu’un veut-il lui rappeler que notre régime parlementaire est britannique et que le mot « woke » provient des communautés noires et indique le fait d’être éveillé sur les enjeux de justice raciale? Railler ce mot permet à des décideurs de miser sur l’effacement social d’un pan de la population, le tout, moins de deux ans après la mort de George Floyd.

En 2019, la ministre Guilbault annonçait vouloir moderniser la police. En 2021, le contexte est propice à ce qu’elle fasse, avec plus de moyens, ce qu’on est excellent à faire. La reproduction du statu quo. 

Qu’en sera-t-il maintenant de la surveillance des communautés qu’on racise et marginalise, des groupes militants antiracistes? Qui sera gardien de l’éthique dans un contexte où il est évident que nos frontières sont une passoire pour les armes illégales? Pourrons-nous compter sur la vigilance du ministre Benoît Charrette ou de l’ancien expert en communication de la police, maintenant devenu ministre responsable des Affaires autochtones, Ian Lafrenière?

Au Québec, celui qui subit la subversion devient munition au statu quo.

Si les jeunes des quartiers se tirent dessus, c’est qu’ils ont la ferme conviction qu’ils sont déjà morts, du moins socialement. Et tout un marché profite de cette mort. Qu’avons-nous mis en place, dans un continuum cohérent de services accessibles, abordables, attractifs et adaptables allant de la petite enfance à la vie active, pour que ses victimes de l’institutionnalisation du détachement sentent qu’ils font aussi partie de la « nation québécoise »?

L’état actuel de la tragédie informe de notre dépendance au réinvestissement dans les systèmes de surveillance et de répression sans pour autant mettre des mesures en place pour éviter les dégâts du passé, tirant ses sources de la construction d’un discours hermétique qui marginalise. Ce discours affirme : groupes de noirs = gang de rue. Blanc qui fait du trafic d’armes = erreur de parcours. Nation québécoise = québécois « de souche ».

Le Québec produit du détournement discursif. Les victimes sont vues comme des menaces et, par la force du jeu, peuvent l’incarner jusqu’au précipice.

Le mot qui cache l’appareil répressif

Ces questions ne sont pas détachées des controverses entourant l’usage du mot « nègre » en littérature, en milieu académique, en party privé, par des gens n’ayant, dans leur expérience et généalogie, rien connu des traumas liés aux conditions abjectes se rattachant à ce mot.

Les décideurs qui se croient légitimes à s’exprimer sur tout, sans jamais reconnaître que certaines thématiques les dépassent, eux et leurs ancêtres, sont à risque de heurter, au passage, les principaux concernés par les décisions qu’ils prennent. La ministre Guilbault avait joint sa voix à celles et ceux qui dénonçaient le traitement réservé à la professeure Lieutenant-Duval par l’Université d’Ottawa. Elle parlait de liberté académique, sans aucun égard envers les étudiants de l’institution et sans tenir compte des dérives de la privatisation de la recherche.

L’espérance actuelle est que son plan CENTAURE atteigne la source véritable de la présence d’armes illégales au Québec. Espérons que ce ne soit pas une autre façon de préserver les privilèges des enfants légitimes de la nation québécoise, tout en marginalisant davantage ceux dont les ancêtres, dont certains ayant vécu ici, ont été traités comme des biens meubles.

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