Subissant déjà le blocage de leurs contenus depuis quelques semaines, les médias indépendants sont les premières victimes de la censure des géants du Web comme Meta. Or, ces petits joueurs n’ont pas grand-chose à gagner, pour l’instant, avec la loi censée forcer les plateformes à négocier des redevances avec les médias canadiens.
En réponse à la nouvelle loi fédérale C-18, qui vise à obliger les géants du Web à négocier avec les médias d’information pour leur octroyer une compensation pour les contenus qui circulent sur leurs plateformes, Google et Meta (Facebook, Instagram, Messenger, Threads) avaient déjà annoncé il y a quelques mois leur intention de bloquer l’information canadienne aux utilisateur·trices de leurs produits.
Plusieurs subissent déjà la censure de Meta depuis quelques semaines, particulièrement les médias indépendants. C’est notamment le cas de Pivot, mais aussi de The Breach et The Resolve, dont certain·es utilisateurs ne pouvaient plus voir les contenus sur Instagram, par exemple.
« Nous n’avons pas les mêmes ressources pour faire face à la tempête qui nous assaille. »
Le regroupement de médias indépendants Press Forward
Jusqu’à récemment, Meta avait annoncé faire des « tests » avec certains médias en les bloquant ainsi. La compagnie américaine a cependant annoncé le 1er août qu’elle procéderait au blocage de tous les médias canadiens et pour tou·tes les utilisateur·trices du pays.
Lors d’un entretien avec Indiegraf, une plateforme qui héberge plusieurs médias indépendants canadiens, la responsable des politiques publiques de Meta Canada, Rachel Curran, a affirmé que la loi, telle que présentée en ce moment, ne convenait pas au géant du Web et qu’il n’avait aucune intention de revenir sur sa décision de bloquer les contenus canadiens à moins que la loi ne soit amendée.
Meta et Google seraient néanmoins en négociation en ce moment avec le gouvernement pour tenter de résoudre les conflits. La nouvelle ministre de Patrimoine Canada, Pascale St-Onge, entrée en poste lors du récent remaniement du cabinet fédéral, a assuré à La Presse qu’Ottawa ne plierait pas.
« J’espère que le Canada ne reculera pas et va tenir tête à Meta et à Google. Jusqu’à maintenant, c’est le cas, mais je ne sais pas où en sont les discussions », affirme Alain Saulnier, ancien professeur de journalisme et directeur de l’information à Radio-Canada.
« Ce qui est sûr, c’est que plusieurs observent le bras de fer entre le gouvernement et ces compagnies », ajoute-t-il.
« Je pense que Meta sent la soupe chaude. »
Alain Saulnier
En effet, la Californie serait en voie d’imposer une loi similaire aux géants du Web, « encore plus sévère qu’ici », selon Alain Saulnier. La France et la Nouvelle-Zélande emboiteraient aussi le pas à la création d’une loi pour exiger des négociations avec les GAFAM.
« Je pense que Meta sent la soupe chaude et que c’est pour ça qu’elle se braque face à C-18. Nous sommes à un point tournant, ici comme ailleurs, en termes de négociations avec ces compagnies qui ont pris trop de pouvoir », croit l’ancien professeur.
Les médias indépendants, absents de la loi C-18
Même avant l’annonce de la loi C-18, votée par la Chambre des communes en juin dernier et qui devrait prendre effet en décembre prochain, les médias indépendants étaient inquiets de leur absence à la table de discussion autour de la loi.
Basée sur le modèle australien, la loi force les géants du Web à négocier avec les médias une forme de redevance en échange de leurs contenus partagés sur les différentes plateformes.
Mais seulement, pour l’instant, avec certains médias, soit essentiellement les plus gros joueurs.
Le Devoir, La Presse et les Coops de l’information avaient d’ailleurs déjà des ententes avec Google et Meta avant l’adoption de la loi. Les ententes ont été annulées par les deux compagnies à l’annonce de la loi.
De l’avis de plusieurs, la loi C-18 doit prévoir l’inclusion des plus petits médias, à parts égales, et ne pas les livrer à eux-mêmes pour négocier face aux géants du Web.
Le modèle australien qui a inspiré C-18 a en tout cas favorisé les plus grands médias. D’après une analyse de la journaliste canadienne Sue Gardner, 90 % des revenus négociés avec les géants du Web en Australie sont octroyés aux trois plus gros groupes de médias de l’île.
« J’ai souvent insisté sur le fait que les médias indépendants devaient faire partie de la discussion quand on m’a invité à donner mon avis sur C-18 », affirme Alain Saulnier.
De l’avis de plusieurs, la loi C-18 doit prévoir l’inclusion des plus petits médias, à parts égales, et ne pas les livrer à eux-mêmes pour négocier face aux géants du Web. C’est notamment le cas du regroupement de médias indépendants Press Foward, qui travaille à encourager une information forte et indépendante, accessible, innovante et inclusive auprès de la population canadienne. Press Forward milite depuis plus d’un an pour avoir une voix dans l’élaboration de la loi.
« En tant que nouveaux médias, nous n’avons pas la même reconnaissance de notre nom que les médias traditionnels. Nous n’avons pas les mêmes ressources pour faire face à la tempête qui nous assaille pendant que le gouvernement et les plateformes négocient », peut-on lire dans la dernière communication du groupe.
« En ces temps incertains, les petits éditeurs qui représentent le futur des médias indépendants du Canada doivent avoir une place à la table de négociations pour apporter leurs revendications aux régulations de C18 », lit-on encore.
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Sortir des géants du Web
L’analyse de Sue Gardner et plusieurs autres critiquent par ailleurs le fait que les médias utilisent les plateformes en ligne comme modèle d’affaires. Selon ces commentateur·trices, les médias d’information devraient plutôt réfléchir à d’autres avenues pour survivre.
Mais peut-on vraiment être un média, en 2023, et se passer des réseaux sociaux pour diffuser son contenu et rejoindre différents publics, encore plus quand on est un jeune média indépendant? « C’est sûr que c’est une vraie question, mais c’est aussi l’occasion, à mon avis de réfléchir à d’autres moyens de se faire connaître. Pourquoi laisse-t-on des compagnies américaines et chinoises [TikTok] décider de ce qui est bon ou non comme contenu? », réfléchit Alain Saulnier.
Il évoque l’idée de créer un réseau social national pour répondre à nos propres besoins en termes d’information. « Nous aurions toutes les ressources ici pour mettre sur pieds un réseau social à notre image, avec des experts en programmation, en intelligence artificielle, etc. », avance l’expert des médias. Il cite en exemple Radio-Canada, créé dans les années 1930 pour répondre à l’influence grandissante de la radio américaine.
« Pourquoi laisse-t-on des compagnies américaines et chinoises décider de ce qui est bon ou non comme contenu? »
Alain Saulnier
« Meta était considéré comme avant-gardiste, mais son temps est peut-être révolu et il est temps de trouver une alternative. Il faut aller à la guerre avec un plan pour après », termine l’ancien directeur de l’information de Radio-Canada.
En attendant, les médias font appel à leur créativité pour inciter leurs lectorats à s’informer directement sur leurs sites Web et à s’inscrire à leurs infolettres pour contourner les réseaux sociaux. Mais les impacts du blocage se font déjà sentir – encore une fois, surtout dans les médias indépendants, avec comme conséquences une perte de lectorat, et, ultimement, de revenus.