Cette Barbie est un token

CHRONIQUE | Je me demande ce qu’il nous restera des extravagances de ce plaisir coupable féministe libéral.

Après des mois d’attente fébrile, on pourra enfin juger le Barbie de Greta Gerwig de nos propres yeux. On sait déjà que l’actrice trans Hari Nef y représentera les dolls et on est là pour ça, mais je me demande ce qu’il nous restera des extravagances de ce plaisir coupable féministe libéral. Plaidoyer pour une production transféminine autonome.

Si on en croit l’engouement, le nouveau film de Barbie promet d’être le phénomène culturel de masse d’une génération.

Plus encore que la création de la cinéaste Greta Gerwig qui sort en salle aujourd’hui, c’est sûrement la campagne promotionnelle qui aura attiré le plus l’attention.

Le géant Mattel a misé sa réputation comme jamais en donnant une grande licence créatrice à la réalisatrice, qui a recruté une diversité de talents et de profils impressionnant, tant pour la distribution que pour la trame sonore. Personnellement, je n’aurais pas cru que la compagnie qui avait poursuivi le groupe Aqua pour sa chanson Barbie Girl aurait l’audace de payer Lizzo, Nicki Minaj, Haim et Charli XCX pour mettre l’ambiance.

Mais les temps changent et, apparemment, la production culturelle dominante américaine tend aussi à refuser plus fermement les impératifs moraux de la Bible Belt, apportant du même élan une prévisible vague de critiques.

L’esthétique camp et la participation remarquable de plusieurs artistes LGBTQ+ à Barbie – combinées à une forte revendication communautaire, si on se fie aux mèmes abondants – ont largement suffi aux réactionnaires chrétiens pour se lancer dans une dénonciation en bonne et due forme de cette « promotion d’histoires de personnage transgenre ».

Une poupée parmi d’autres

Parce que, croyez-le ou non, il y a une Barbie trans dans le film.

Hari Nef, vedette de la série Transparent, interprète le rôle de Barbie. Enfin, elle y joue le rôle d’une Barbie – ce film aurait été un désastre sans une véritable doll, on s’entend. Une prise de position audacieuse dans le contexte de guerre culturelle contre notre existence.

Et comme l’équipe promotionnelle ne chôme pas, on a eu droit à quelques commentaires de l’actrice à ce propos. Nef est évidemment très enthousiaste d’avoir pu interpréter ce rôle – on la comprend! – et partage son désir de voir des récits trans à l’écran qui soient complexes et s’éloignent de l’habituelle tragédie de la découverte de soi, de la violence et de la transition.

« Le mieux que nous puissions faire comme femmes, comme femmes trans, c’est d’être là l’une pour l’autre et de se prendre telles que nous sommes, sans attendre le feu vert de qui que ce soit. »

L’actrice Hari Nef

Pour elle, Barbie représente une féminité très spécifique, célébrée, mais impossible à tenir au quotidien. Mon petit doigt me dit d’ailleurs que de nombreuses personnes auront maille à partir avec leur misogynie internalisée devant une telle célébration des traits les plus méprisés de la féminité traditionnelle – en particulier cette esthétisation de soi, constamment dénigrée parce que « superficielle ».

Malgré les propos complexes et nuancés de l’actrice sur le genre, la féminité et les ambitions d’un cinéma trans, c’est la « bonne nouvelle » qui retient l’attention, le « message empowering pour les femmes trans ». Si on en croit une certaine tournure, ce message serait simplement que les femmes trans peuvent occuper toutes sortes de rôles qui ne les réduisent pas à cette partie de leur existence. La preuve en serait que Hari Nef a auditionné sans que l’agent de casting ne connaisse sa modalité de genre.

Plutôt déprimant pour celles dont le principal obstacle dans la vie n’est pas de se démarquer dans l’industrie du token qu’est devenu Hollywood à l’ère de la « représentation ».

Mais Hari Nef nous offre plus : « Le mieux que nous puissions faire comme femmes, comme femmes trans, c’est d’être là l’une pour l’autre et de se prendre telles que nous sommes, sans attendre le feu vert de qui que ce soit. »

« Se prendre telles que nous sommes »

Ce message, la cinéaste Luis De Filippis l’incarnait aussi quand elle a présenté son film, le premier long métrage canadien réalisé par une femme trans, au Festival international du film de Toronto l’an dernier. Dans Something You Said Last Night, une famille canadienne italienne de classe moyenne part en vacances dans un petit resort sur le bord d’un lac : la prémisse est plus proche de Dirty Dancing que de Tangerine, disons. Une proposition simple, presque banale, située dans l’expérience de la réalisatrice, qui n’a aucune prétention de « représentation ».

Le nerf de la guerre dans le champ culturel, c’est beaucoup moins la représentation que la production et la distribution.

La promotion de cette petite production n’a évidemment pas les moyens des grands studios, mais l’effort combiné de la réalisatrice, de l’actrice principale Carmen Madonia et de Julia Fox commence à lui donner une certaine visibilité depuis sa sortie en salle il y a deux semaines.

Doll honorifique, l’actrice Julia Fox met en effet temps et argent pour faire connaître ce film auquel elle n’a même pas participé au moment de sa production. Touchée par son récit et son équipe, elle a seulement joint le projet en juin dernier comme productrice exécutive pour faire connaître ce long métrage dont elle apprécie la signature et comprend l’importance.

Comme quoi on peut décider d’être allié·e à toutes les étapes dans la création des œuvres.

Notre propre Barbie Land, mais en mieux

Le mythe libéral de la représentation nous permet de nous imaginer accéder au panthéon de la citoyenneté idéale, mais la réalité est tellement plus cruelle. Il y a très peu d’entre nous qui puissions nous revendiquer de cette transféminité idéalisée, accomplie et acceptée.

Par contre, elle nous est constamment reprochée.

Le jeu de la représentation a créé une image tordue de la réalité, dans laquelle nous serions une minorité puissante et au-dessus de toute critique. Rien de surprenant, après ça, qu’on nous accuse d’endoctriner les enfants et de lentement déployer la théorie du genre pour faire disparaître les hommes et les femmes.

Ce n’est pourtant pas que nous ayons nouvellement pris place dans l’économie du regard, c’est seulement que nous sommes passées du Photo Police et de la porno au grand écran et à Netflix.

Le jeu de la représentation a créé une image tordue de la réalité, dans laquelle nous serions une minorité puissante.

Mais la plupart des femmes trans qui gagnent leur vie à l’écran se filment encore par elles-mêmes et n’ont rien à voir ni avec l’élite puissante que s’imagine la droite ni avec la minorité respectable de la représentation libérale.

Je crois qu’on réalise de plus que plus que le nerf de la guerre dans le champ culturel, c’est beaucoup moins la représentation que la production et la distribution. C’est sur ce plan que peuvent se gagner l’autonomie et la sécurité matérielle. Et c’est là que les efforts des allié·es auront le plus d’impact.

Évidemment, quand des actrices trans obtiennent des rôles dans des productions mainstream, elles reçoivent un cachet et je vais continuer de célébrer leurs succès même si les représentations mises de l’avant leur échappent. Mais je crois aussi fermement à la nécessité de développer nos propres capacités à créer des récits et des œuvres qui nous profitent vraiment « sans attendre le feu vert de qui que ce soit ».

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