Le doute raisonnable

CHRONIQUE | Quelle vérité peut-on espérer quand la raison d’État l’emporte sur l’intérêt public?

Quelle vérité peut-on espérer quand la raison d’État l’emporte sur l’intérêt public?

Permettez-moi d’abord de revenir sur deux événements récents qui, dans nos grands médias, n’ont eu que peu d’échos, au mieux et, au pire, furent étouffés par un silence assourdissant, mais fort révélateur.

Non, je ne vous parlerai pas de Donald Trump.

Le premier événement : la mort de Daniel Ellsberg, mythique lanceur d’alertes à l’origine des Pentagon Papers qui en 1971 ont dévoilé au grand jour les véritables motivations et l’étendue de la guerre du Viêt Nam. Il est par la suite devenu une véritable vedette de la dissidence politique contre l’Empire américain et ses tentacules, activiste durant de nombreuses décennies, militant contre l’invasion américaine de l’Irak.

Depuis l’an dernier, il est devenu un des critiques les plus engagés de l’implication de l’OTAN en Ukraine, à propos de laquelle il rappelle à juste titre que pour le complexe militaro-industriel occidental, une guerre perdue demeure aussi profitable qu’une cause gagnante.

Le deuxième événement, dont vous n’aurez pas entendu parler si vous vous informez exclusivement dans les principaux médias québécois : le rejet de l’appel de Julian Assange par la Haute Cour britannique, qui le rapproche dangereusement d’une extradition vers les États-Unis, où il serait jugé en vertu de l’Espionage Act.

Ce serait un procès sans précédent dont l’issue, quelle qu’elle soit, serait lourde de conséquences non seulement pour le fondateur de WikiLeaks, mais pour la liberté de presse en général. Cette cause établirait qu’un éditeur de médias peut être considéré par l’État comme un « espion » par la nature même de sa fonction, c’est-à-dire publier des informations d’intérêt public, incluant des malversations par nos propres acteurs politiques.

Que sait-on réellement du spectre réel des conflits qui font rage par le monde et dans lesquels trempent nos propres gouvernements?

À ce sujet, Ellsberg témoignait d’un courage moral sans faille lorsqu’il fut accusé en vertu de la même loi à la suite de la publication des Pentagon Papers, accusations par ailleurs rejetées par le tribunal à l’époque. « J’ai senti qu’en tant que citoyen américain responsable, il m’était impossible de continuer à coopérer à cacher ces informations au public. Je fais ceci en toute conscience des risques et je suis prêt à faire face aux conséquences de ma décision », disait Ellsberg.

Il a d’ailleurs défendu non seulement Assange, mais aussi de nombreux autres lanceurs d’alerte dont Chelsea Manning et Sibel Edmonds, une ancienne traductrice pour le FBI dont les révélations – selon lesquelles les autorités américaines savaient qu’une attaque comme celle du 11-Septembre se préparait – furent, selon Ellsberg, « plus explosives que les Pentagon Papers ».

Quand la vérité se cache

On ne parlera jamais assez des lanceurs et lanceuses d’alerte, surtout en ce moment, à une époque où s’opposent la plus grande démocratisation des plateformes d’information et, en retour, un effort sans précédent du pouvoir contre l’accès à cette information libérée. C’est cette censure, d’ailleurs, qui crée un insoutenable vide qui ne demande qu’à être comblé par la propagande et la désinformation.

Que sait-on réellement, au fond, du spectre réel des conflits qui font rage par le monde et dans lesquels trempent nos propres gouvernements de manière plus ou moins directe?

Nos grands médias deviennent essentiellement les relais des agences de renseignement et des acteurs politiques, qui sont souvent leurs sources les plus accessibles et assidues. On peut même aller jusqu’à faire preuve de magnanimité envers les grands médias à ce chapitre, du moins envers leurs artisan·es qui doivent sans cesse alimenter un cycle de nouvelles de 24 heures, sans interruption!

Les sources alternatives sont d’un degré de crédibilité fort variable, mais elles sont généralement discréditées par le mainstream, sans discrimination.

Le résultat, tragiquement, demeure le même : le public doit se tourner vers d’autres sources pour obtenir un point de vue critique qui dépasse l’opposition contrôlée mise en scène sur les plateaux et dans les pages des journaux. En effet, le « débat » qu’on nous y propose met souvent en scène des titulaires de chaires de recherche et de « spécialistes » triés sur le volet et provenant d’organismes grassement financés par les tisserands du pouvoir.

Quant aux sources alternatives, elles sont d’un degré de crédibilité fort variable, mais elles sont généralement discréditées par le mainstream, sans discrimination.

C’est là qu’intervient un WikiLeaks qui, à travers l’entièreté de son existence, n’a jamais eu à rétracter une seule de ses révélations. L’organisme fondé par Julian Assange a permis de jeter un doute raisonnable quant à la légitimité de nombre d’actions politiques et militaires menées surtout par les États-Unis, mais aussi par d’autres pays occidentaux, dont le Canada. (J’y ai d’ailleurs déjà retrouvé des documents impliquant ma propre unité à Kandahar, mais rien de bien sensible…)

Voilà le terme à retenir : le doute raisonnable.

C’est, malheureusement, le mieux qu’on puisse espérer lorsque la censure frappe aussi durement, au nom d’une raison d’État qui prétend transcender l’intérêt public.

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