L’historien et sociologue Gérard Bouchard fait actuellement la tournée des médias (voir ici et ici), pour son nouveau livre Pour l’histoire nationale publié chez Boréal.
S’intéressant à l’enseignement de l’histoire, Bouchard affirme que cet enseignement doit avant tout transmettre des référents communs qui sous-tendent des valeurs collectives, permettant en définitive de « faire nation » et de bâtir quelque chose. Une telle entreprise exigerait notamment de mieux incarner l’histoire en faisant appel aux émotions des élèves, en leur présentant des héros qui personnifient la québécitude ou en ne craignant pas de narrer un passé glorieux.
Ces positions constituent une posture nationaliste relativement traditionnelle qui refait surface chaque fois que l’enseignement de l’histoire intervient dans l’actualité.
Quoi qu’on en pense sur le fond, elles ont le mérite de poser une question aussi simple que fondamentale : pourquoi est-ce qu’on enseigne l’histoire aux jeunes?
Un projet politique
La réponse de Bouchard à cette question est en fait la plus ancienne.
Au cours du 19e siècle, alors que se bâtissent un peu partout en Occident des États-nations, l’enseignement de l’histoire permet de légitimer ces nouveaux régimes ainsi que de rassembler sous un même drapeau des populations divisées par la lutte des classes ainsi que par de nombreuses identités (voire de nombreuses langues) régionales ou locales.
Bouchard affirme que l’enseignement de l’histoire doit avant tout transmettre des référents communs permettant en définitive de « faire nation » et de bâtir quelque chose.
Il faut donner à cette nation, pure construction devant transcender toutes les autres identités, une mythologie à la hauteur de ses ambitions totalisantes. C’est dans ce contexte qu’on forge et enseigne des récits nationaux que l’historien Christian Amalvi définit comme « une construction épique, héroïque, mythologique de l’histoire » cherchant à raconter le développement physiologique et moral de la nation en tant qu’entité « métaphysique, éternelle et quasi intemporelle ».
Dès lors, l’enseignement de l’histoire devient systématiquement l’expression d’un projet politique ou social qui peut évidemment varier selon les régimes, les idéologies dominantes, les partis au pouvoir et bien d’autres choses encore. Il n’en demeure pas moins que la nation y agit le plus souvent comme un acteur central dont il faut narrer l’origine et le destin glorieux afin d’imposer une identité collective.
Le déclin de l’histoire nationale?
Un peu partout en Occident à partir des années 1980, la nation perd son caractère transcendant.
D’une part, avec l’entrée de plain-pied dans le néolibéralisme, l’effondrement de l’État-providence, la croissance exponentielle des inégalités, le déclin des institutions démocratiques ou l’inféodation totale des pouvoirs politiques aux pouvoirs économiques, le fantasme d’un grand projet collectif devient difficile à entretenir.
L’ordre néolibéral impose à l’enseignement une logique utilitariste et marchande où seule la compréhension immédiate du présent est digne de transmission.
De plus, comme le remarque l’historien Pierre Nora, de nombreux groupes ne s’étant jamais totalement retrouvés dans ces récits blancs, chrétiens, hétéronormatifs et patriarcaux commencent à faire entendre leur propre histoire souvent invisibilisée par une histoire « officielle » qui ne connait qu’une seule identité.
Au Québec, il faut évidemment ajouter l’échec du projet indépendantiste qui constituait implicitement la trame de fond de l’enseignement de l’histoire depuis les années 1970.
De façon encore plus profonde, contrairement à l’État-nation, l’ordre néolibéral ne cherche plus sa légitimité dans le passé. Pire encore, il impose à l’enseignement une logique utilitariste et marchande où seule la compréhension immédiate du présent est digne de transmission.
Ce présentisme s’exprime par la volonté de faire de la formation historique une simple « éducation à la citoyenneté » devant expliquer le fonctionnement du monde actuel tout en s’assurant de l’adhésion (ou de la soumission) des élèves aux institutions politiques et économiques en place. Le retrait heureusement avorté de l’Antiquité et du Moyen âge de la formation obligatoire du programme collégial de sciences humaines afin de les remplacer par des connaissances jugées « utiles » en est l’exemple le plus explicite.
On le voit, cette approche n’est pas plus ou moins idéologiquement orientée que l’histoire à la sauce nationaliste.
Contre l’histoire servile
On aurait donc tort d’accuser Bouchard de vouloir politiser l’enseignement de l’histoire : il l’est déjà depuis le départ, et ce, tant au Québec qu’ailleurs. Face à une diversification des récits qui inquiète profondément le mouvement nationaliste et une atomisation inhérente au capitalisme tardif, il propose finalement un retour au récit national dans une forme modernisée, inclusive et expurgée de ses excès réactionnaires.
On pourrait cependant accuser la totalité des intervenant·es (nationalistes ou non) de peiner à envisager une histoire délivrée à priori de toute injonction du présent ou du futur.
On convient sans effort qu’il ne relève pas de la responsabilité des historien·nes de protéger l’identité nationale ou de légitimer les institutions : ce sont des chercheurs et des chercheuses qu’on espère émancipé·es d’une telle servilité. L’histoire peut et doit évidemment éclairer des enjeux contemporains, mais en la cantonnant strictement à ce rôle, on perd sa capacité à offrir du recul, à penser le fonctionnement et l’évolution des sociétés humaines, à souligner le caractère construit et précaire des civilisations et bien d’autres choses encore.
Les cours de biologie au secondaire présentent une version vulgarisée et simplifiée d’une connaissance scientifique ainsi qu’une introduction à ses méthodes, mais il n’existe pas pour autant deux biologies fondamentalement opposées. Au nom de quoi devrait-il alors exister deux histoires?
On pourrait accuser la totalité des intervenant·es (nationalistes ou non) de peiner à envisager une histoire délivrée des injonctions du présent ou du futur.
Comme le propose notamment l’historienne Bénédicte Girault, au lieu de fonder l’enseignement de l’histoire sur un programme politique, pourquoi ne pas en faire une introduction à la réflexion historienne qui répondrait aux seules exigences de la méthode scientifique et de l’état de la recherche actuelle?
Une telle proposition nous ramène cependant à notre question de départ. Pourquoi est-ce qu’on souhaite au fond enseigner l’histoire à ces jeunes? S’agit-il de leur fournir des connaissances de base jugées nécessaires pour fonctionner en société? De leur imposer une identité artificielle fixée par un gouvernement? De leur fournir une formation méthodologique et critique dans le cadre d’une pédagogique émancipatrice?
Je ne suis pas expert en didactique et je ne peux pas prétendre proposer une solution à ce problème qui dépasse mes compétences. Je peux cependant affirmer avec certitude qu’il s’agit d’un enjeu de société autour duquel un débat s’avère essentiel et qui ne peut se satisfaire de simples confrontations partisanes.
L’histoire est trop importante pour la laisser entre les mains des politicien·nes.