L’héritage ambigu de Vice Media

OPINION | Vice a chuté parce que la majorité des médias traditionnels ont intégré une cellule qui a copié son style. Pour le meilleur et pour le pire.

Vice a chuté parce qu’il s’est trop étendu, mais aussi parce que la majorité des médias traditionnels ont intégré une cellule qui a copié son style. Pour le meilleur et pour le pire.

La faillite du média alternatif Vice, annoncée le 15 mai dernier, a eu l’effet d’un match revanche dans les médias traditionnels. À la suite de cette annonce, de multiples analystes se sont bousculé·es dans les journaux pour expliquer comment Vice Media avait été en quelque sorte victime de son modèle d’affaires basé sur la publicité et le capitalisme numérique.

« Vice, BuzzFeed : la fin d’un modèle, la fin d’un rêve », titrait par exemple une émission de Radio-Canada du 19 mai. « Le “mirage” des médias numériques à la Vice », disait dans le même sens un article du Devoir au début du mois, lors des premières rumeurs de faillite.

J’aimerais ici contester l’analyse unidimensionnelle formulée dans les médias dominants au sujet de la chute de Vice Media.

L’analyse des médias traditionnels proclamant que l’expérience Vice a été un mirage est hypocrite.

En gros, selon les arguments circulant dans les grands médias, Vice incarnait une époque où les médias en ligne pouvaient encore espérer bousculer le marché de l’information grâce à leurs nombreuses innovations. Or, cette fenêtre d’opportunité se serait refermée en raison de l’inflation post-pandémie, de la capture des revenus publicitaires par les grandes plateformes, mais aussi de l’expansion trop rapide de ces entreprises – une trentaine de bureaux dans le monde dans le cas de Vice, une entrée précipitée en bourse pour Buzzfeed.

Ces analyses sont assez justes, mais elles omettent de dire que Vice Media a aussi chuté parce que la plupart des entreprises médiatiques se sont adaptées à son style, à la fois dans le choix des sujets, mais également dans la manière de livrer l’information. Peut-on vraiment parler de la mort de Vice lorsque bien des grands médias ont intégré des équipes « à la Vice » dans leurs entreprises?

Vice Media n’a-t-il pas été en quelque sorte victime de son succès?

Le réinvestissement du journalisme gonzo

Revenons un peu en arrière pour illustrer mon propos. Lors de sa création en 2013, Vice Media incarnait un renouveau dans le monde médiatique, principalement par son réinvestissement de ce que nous pourrions appeler le « journalisme gonzo 2.0 ».

Après la Seconde Guerre mondiale, des journalistes comme l’Américain Hunter S. Thompson avaient inventé le style gonzo en fusionnant l’approche très littéraire des nouveaux journalistes avec l’attitude rebelle des beatniks qui parcouraient alors l’Amérique en cumulant les petits boulots.

Le journalisme gonzo incarnait une rébellion contre le journalisme traditionnel.

L’éthos beatnik favorisait notamment l’usage de drogues ou des rébellions contre l’autorité, tandis que le nouveau journalisme fournissait des armes littéraires, par exemple en mettant l’accent sur les dialogues ou encore sur la description des détails de la vie quotidienne. Les journalistes gonzos innovaient ainsi autant dans le choix des sujets (immersion dans la vie des criminels ou des marginaux, par exemple) que dans la façon de les rapporter (de manière littéraire, à la première personne).

Le journalisme gonzo incarnait une rébellion contre le journalisme traditionnel : face aux journalistes officiels qui répétaient docilement les discours des politiciens, ces derniers proposaient des immersions de longue durée qui permettait de contourner la mise en scène des sources dominantes.

Et c’est spécifiquement par un réinvestissement de telles méthodes que Vice Media a suscité autant d’intérêt lors de son arrivée en 2013. Lors des plus belles années du groupe, un·e auditeur·trice de Vice pouvait tomber sur une immersion dans la lutte contre le groupe État islamique en Syrie ou encore écouter une discussion complètement déjantée entre un journaliste et le philosophe Slavoj Žižek au sujet du dernier film de Batman.

Ces éléments étaient en opposition tout à fait frappante avec le produit souvent très aseptisé circulant alors dans les médias traditionnels : un contenu relevant par exemple de la « pyramide inversée », du reportage en mode « deux côtés de la médaille », ou des topos prononcés dans un français international bien découpé dans le cas des antennes de Radio-Canada.

L’effet Vice dans les médias traditionnels

Ce décalage a d’abord ébranlé les médias traditionnels. Comment ont-ils réagi? En intégrant des cellules imitant le style de Vice au sein de leur entreprise.

La création du laboratoire de journalisme « Rad », mis sur pied par Radio-Canada en 2016-2017, est un exemple admirable de cette aspiration. Le but de Rad était explicitement de renouveler le ton de Radio-Canada, en adoptant notamment une approche authentique où le journaliste assume sa subjectivité.

Des sujets récents de Rad sont ainsi tout à fait collés sur la ligne éditoriale de Vice Media : « Nico teste le MMA » (13 décembre 2022), « On a roulé sur les dernières pistes de course du Québec » (3 novembre 2022), « Il revient du Yémen… » (18 octobre 2022).

Entre action, prise de risque à l’international, sujets controversés et narration à la première personne, des médias comme Rad ont en effet complètement récupéré la ligne éditoriale de Vice Media dans des cellules indépendantes évoluant au sein des médias traditionnels.

Et Rad n’est pas un cas isolé : des médias comme 24 h (Québecor) ou encore Noovo Info (Bell), surtout sur des plateformes comme TikTok, ont suivi le même trajet.

Vice Media n’a-t-il pas été en quelque sorte victime de son succès?

L’analyse des médias traditionnels proclamant que l’expérience Vice Media a été un mirage est ainsi hypocrite. Car ces grands médias n’ont pas traversé la crise en maintenant coûte que coûte leurs modèles traditionnels : bien au contraire, ils se sont adaptés aux nouveaux formats, notamment en récupérant la formule de Vice Media au sein de leurs entreprises.

Ces cellules innovantes ont certes permis de renouveler certains formats, de dépoussiérer des narrations et de créer des espaces de liberté pour des journalistes. Mais ils ont aussi attaché les grands médias aux mêmes problèmes qui ont fait couler Vice et Buzzfeed : une dépendance envers le modèle économique des grandes plateformes numériques, qui n’a toujours pas su prouver sa capacité à soutenir le journalisme de qualité de manière durable sans tomber dans le modèle du « piège à clics ».

Voilà l’essentiel de mon propos : si le bateau Vice Media a coulé, tous nos grands médias ont de l’eau dans la cale. Une réelle analyse doit en tenir compte.

Auteur·e

Ce site web utilise des cookies pour vous offrir une expérience utilisateur optimale. En continuant à utiliser ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies conformément à notre politique de confidentialité.

Retour en haut