Ayiti entre terreur et lutte
Depuis environ deux semaines, Ayiti* fait à nouveau les manchettes des médias qui relaient en boucle des scènes de la population en colère.
Face à l’absence totale d’actions de l’État dans toutes les sphères de la vie nationale, en particulier dans les domaines de la sécurité et de la justice, le peuple ayitien décide de prendre son destin en main. Il s’organise pour contrer la terreur décuplée ces derniers jours et perpétrée par des gangs armés avec la complicité avérée du gouvernement actuel (installé et appuyé par le Core Group, un regroupement informel de puissances étrangères composé de l’ONU, l’Union européenne, les États-Unis, le Canada, la France, l’Espagne et l’Allemagne).
Ce mouvement populaire est la continuité de revendications qui n’ont jamais trouvé écho chez les dirigeant·es.
Une population aux abois sous le regard indifférent du gouvernement
Pour mieux comprendre la conjoncture, il faut se rappeler qu’un climat délétère règne en Ayiti depuis maintenant plus d’une décennie, caractérisé par une dégradation importante de la situation socio-économique. En effet, tous les indicateurs sont au rouge.
La gourde, la monnaie ayitienne, connaît une dévaluation constante par rapport au dollar américain, avec un taux de change de 149,27 HTG pour 1 $ US en avril 2023, à titre illustratif, alors qu’il était à 100 HTG en avril 2020.
Selon l’Institut haïtien de statistique et d’information, le taux d’inflation était de 48,2 % en février 2023 et le taux de croissance de l’économie se situe à -1,7 %.
La pauvreté ne cesse d’augmenter et touche des proportions de plus en plus importantes de la population, dont plus de 30 % se trouve en situation d’extrême pauvreté, ne gagnant que l’équivalent de 2,15 $ US par jour. À cela s’ajoutent les pénuries alimentaires et les raretés récurrentes de carburant.
Cette crise provoque la décapitalisation de la paysannerie et plus particulièrement des femmes, ainsi que l’appauvrissement des ouvrier·ères.

La situation d’Ayiti dans un contexte international sera le sujet d’un atelier lors de la conférence La Grande Transition.
L’événement international La Grande transition est de retour à Montréal du 18 au 21 mai 2023 et présentera plus de 150 conférences à l’Université Concordia. Cet événement majeur rassemblera des expert·es en développement durable, des entrepreneur·es et des citoyen·nes engagé·es pour discuter et réfléchir à la transition hors du capitalisme, pour une alternative sociale et économique qui soit écologique, féministe, égalitaire et démocratique.
Pour en savoir plus : lagrandetransition.net
Sur le plan politique, on constate l’effondrement de toutes les instances et l’absence d’assises institutionnelles. Les trois pouvoirs sont en état de déliquescence : le pouvoir exécutif est illégal, illégitime et inopérant, le pouvoir judiciaire inexistant (les juges ont été révoqués depuis 2021 sous la présidence de Jovenel Moïse sans jamais être remplacé·es) et le pouvoir législatif est caduc, les mandats de tous les députés et de deux tiers des sénateurs étant arrivés à échéance depuis janvier 2020.
Quant aux autorités locales – les conseils municipaux – elles sont nommées et la police est de plus en plus instrumentalisée par le pouvoir en place.
Sur le plan social, le peuple ayitien vit une insécurité globale due à l’appropriation par les gangs de l’espace public, notamment à Port-au-Prince, qu’ils contrôlent quasiment à plus de 80 %. Ces gangs pillent, violent, séquestrent et tuent en toute impunité et parfois avec la complaisance sinon la complicité des autorités en place. Ces bandits armés ne sont jamais inquiétés ni poursuivis ou même arrêtés.
Le climat de terreur instauré par ces bandes armées a provoqué entre février et mars 2023 le déplacement forcé de plus de 120 000 personnes dans l’Aire métropolitaine de Port-au-Prince, ce qui a pour effet la déstructuration du tissu social et l’augmentation de la vulnérabilité.
Pendant ce temps, la communauté internationale ignore les propositions de sortie de crise émanant de la société civile
Le comble de l’anarchie : dans une note du 6 mars 2023, la ministre de la Justice et de la Sécurité publique en Ayiti, madame Émmelie Prophète-Milcé, citant des articles du Code pénal en lien avec la légitime défense, déclare que la population a le droit et même le devoir de se défendre face au banditisme.
Pendant ce temps, la communauté internationale ignore les propositions de sortie de crise émanant de la société civile, coalisée dans le cadre de l’Accord de Montana dont l’élément charnière est la « transition de rupture ».
Signé le 30 aout 2021, cet accord est l’aboutissement d’une initiative de la Commission pour la recherche d’une solution haïtienne à la crise, regroupant les forces vives de la nation, résultat d’un consensus large (secteurs paysan, ouvrier, femme, jeunes, organisation de base, partis politiques de gauche comme de droite) et prônant une transition de rupture avec la corruption, les formes de gouvernance surannées, la gabegie administrative, l’impunité.
Mais la communauté internationale se lance plutôt à préparer l’organisation d’élections s’avérant impossibles dans un tel climat, sous prétexte que les Ayitien·nes ne peuvent pas s’entendre. Parallèlement, elle continue de soutenir un gouvernement décrié qui, par ses prises de position et ses actions, contribue à la déliquescence des structures régaliennes privant la population de ses droits civiques et humains et mettant le pays dans une position de déficit démocratique et de légitimité.
Un peuple debout en dépit des avatars et en lutte
La résistance du peuple ayitien continue en dépit d’une situation socio-économique très difficile et d’un quotidien fait d’angoisse, d’incertitude et de deuil.
La population entreprend, les mains nues, sans soutien du gouvernement, de freiner la capacité de nuisance des gangs armés ainsi que les kidnappings en série. Elle met sur pied des brigades de vigilance dans les quartiers et se rend elle-même justice, soit en livrant les victimes à la police, soit en les exécutant sommairement. Cette prise en main s’accompagne d’une colère à la hauteur des assauts subis, faits de morts et de rançons.
Face à l’absence totale d’actions de l’État, le peuple ayitien prend son destin en main.
Cette situation a un impact énorme sur la « transnation » constituée par la diaspora, particulièrement sur les couches précaires qui doivent soutenir leurs proches en Ayiti.
Plus que jamais, Ayiti a besoin de ses allié·es. Il est impératif de se solidariser avec la population ayitienne, ses mouvements populaires et sa classe ouvrière, en lutte pour réclamer le droit à la sécurité et à l’autodétermination.
Vive la lutte du peuple ayisyen!
Vive la solidarité entre les peuples!
* « Ayiti » est la réappropriation du nom originel autochtone de l’île : Ayiti. Mot dans la langue des premières personnes habitant le territoire, les Taïnos, voulant dire « terre montagneuse » selon plusieurs historien·nes. De plus, le nom correspond en même temps à la graphie créole.
Chantal Ismé est militante féministe et politique, ingénieure, sociologue urbaine et chercheure communautaire.