Montréal est belle, ne vous en déplaise

À chaque chose sa saison, semble-t-il. Alors que le vert se fait chaque jour plus présent dans le paysage de la ville, que la canopée qui enveloppe ma rue du Centre-Sud se regarnit et que les pelouses de parcs recommencent à servir de coussins naturels pour les pique-niques, d’autres phénomènes entrent en récession. Le froid, l’épandage d’abrasifs, la boue aux effluves de dégel ont pris congé.

Et il en va de même pour les chroniques dévastées sur la soi-disant laideur de la métropole, qui nous laissent enfin un peu de répit.

C’est avec une précision presque horlogère qu’elles font irruption chaque année à mesure que commencent à fondre les bancs de neige qui jonchent rues et trottoirs. C’est avec cette même régularité que certaines personnes semblent s’étonner – avec une ferveur chaque fois renouvelée – que le dégel fasse ressortir les déchets qui se sont accumulés, voire sédimentés dans la glace, durant les mois d’hiver.

Et certaines de ces personnes y voient assez d’intérêt, semble-t-il, pour nous partager leurs jérémiades. Avec photos bien cadrées et bien choisies pour forcer le trait.

Une vieille rengaine

Ce qui est amusant avec ce phénomène, c’est qu’il tente chaque année de se donner un air de nouveauté alors qu’il est vieux, vieux comme la ville elle-même. Une petite recherche sur internet est riche d’enseignements. Par exemple, on a servi cette complainte à Gérald Tremblay en 2007, comme on la sert à Valérie Plante en 2023. En 2015, le journaliste Mathieu Dion de Radio-Canada faisait un rappel historique de ce genre de discours, du règne de Jean Drapeau à celui de Denis Coderre.

La laideur est bien commode pour évoquer une supposée décadence.

On pourrait même remonter au début du 20e siècle, quand on s’interrogeait sur les causes de la laideur dans les villes modernes. Ou bien au 19e, quand le prolétariat industriel a commencé à se former et bousculait le paysage humain des cités. Ou même au Moyen Âge, quand les autorités ecclésiastiques avertissaient contre les dangers moraux liés aux activités économiques de la ville par opposition aux vertus du mode de vie agraire.

En somme, historiquement, la ville a souvent joué le rôle de toile sur laquelle on projette le mal de l’époque. Et la laideur, notion radicalement subjective et juste assez floue, est bien commode pour évoquer une supposée décadence sans s’alourdir du fardeau de la démonstration rigoureuse. Montréal n’y échappe pas.

L’été, la beauté

Pourtant, avec le retour des fleurs, des oiseaux et des Bixi, on a un tout autre portrait à faire. Je pourrais discourir longuement sur les promenades spontanées dans les ruelles vertes, le plaisir de s’étendre et lire au parc Lafontaine, la joie de la réouverture des kiosques à crème glacée et celle des enfants qui apprennent à rouler à deux roues.

Je pourrais déployer des efforts proustiens pour décrire le parfum des lilas (il s’en vient!), la caresse du soleil sur le mont Royal, le roulement sur la poussière de la piste des Carrières.

Je pourrais discourir longuement sur les promenades spontanées dans les ruelles vertes.

Et célébrer la légèreté des nuits d’été où on laisse la brise nous pousser vers notre prochaine activité, notre prochaine fête.

Autant de définitions de la beauté.

La laideur n’est pas celle qu’on croit

Ah oui, bien sûr, on mentionnera les proverbiaux cônes orange. J’aurai l’occasion d’y revenir éventuellement, mais rappelons quand même que si leur apparition peut susciter des frustrations, leur retrait est une espérance qui se matérialise, la concrétisation d’une meilleure configuration de l’espace. Rarement la ville se trouve diminuée après leur passage.

Il existe néanmoins une part de laideur dans notre métropole comme ailleurs. Mais celle-ci semble trouver moins de facilité à être nommée dans les chroniques et autres coups de gueule cybernético-médiatiques.

Car, la laideur, c’est aussi la médiocrité architecturale, le quelconque, l’indifférence faite de béton et de verre qui pourrait tout aussi bien se trouver à Kansas City, Reno ou Winnipeg. Ce qui passe à la fois inaperçu et qui contribue au sentiment d’aliénation dans un environnement anonyme.

C’est l’emporte-pièce imposé par des promoteurs immobiliers plus soucieux d’accumuler du capital que de contribuer à l’amélioration du paysage urbain. C’est le semblant de tentative de style qui abdique devant les contraintes budgétaires ainsi déterminées.

La laideur, c’est aussi la résignation devant cet empiètement de la désolation dans l’espace public quand il n’a rien d’inévitable.

La laideur, c’est aussi les rangées interminables de véhicules stationnés aux bords des rues, immobiles 95 % du temps, alors que tout cet espace pourrait être utilisé pour marcher, rouler en planche ou en patins, dessiner à la craie, planter des fleurs. C’est le lac d’asphalte en plein centre-ville là où on pourrait avoir un parc, un square, une structure de jeu.

La laideur, c’est aussi la résignation devant cet empiètement de la désolation dans l’espace public quand il n’a pourtant rien d’inévitable. Il est pour le moins étrange de s’insurger contre l’inévitable grisaille du début de printemps, mais de ne rien trouver à redire devant la laideur ordinaire qui, elle, est bien le fruit de décisions malheureuses, ou au moins d’un consternant laisser-aller.

On peut tester le sérieux des détracteurs de la laideur à leur réaction lorsque l’on tente de changer la donne et de redonner pleinement les rues aux personnes qui les font vivre. Se pourrait-il que ceux qui s’indignent du printemps s’insurgent aussi contre la ville habitable?