
Article de l'Initiative de journalisme local
Les mineures, premières victimes du harcèlement de rue
« Ça fait juste te marquer. Ça te grave, comme un coup de couteau à chaque fois. »
Le harcèlement de rue touche particulièrement les mineur·es, chez qui il provoque en plus d’importants traumatismes, confirme une nouvelle étude. Pour la chercheuse Mélusine Dumerchat, on ne peut ni comprendre, ni s’attaquer au phénomène sans parler de l’« adultisme », de cette forme d’oppression systémique qui vulnérabilise les personnes mineures.
Le harcèlement de rue affecte les jeunes montréalaises dès l’âge de dix ans et nourrit à long terme chez les victimes un sentiment d’insécurité dans l’espace public. C’est ce que révèle une étude du Centre d’éducation et d’action des femmes de Montréal (CÉAF), présentée vendredi dernier à l’Espace de solidarité de Montréal.
« Plus on est jeune, plus on en vit, du harcèlement », résume Audrey Simard, coordonnatrice communautaire au CÉAF, à la fin de sa présentation, devant un public plus consterné qu’étonné par ce qu’on vient d’entendre.
C’est le point culminant d’une série d’études sur le harcèlement de rue entamée par le CÉAF depuis 2016, dont les résultats pointaient déjà tous vers le même constat : cette violence prend racine dès l’enfance.
« C’est une préoccupation qui remonte à longtemps », rappelle Audrey Simard. Elle souligne que bien que ce genre d’abus soit connu anecdotiquement, aucune recherche n’en avait documenté la récurrence et les effets à long terme sur les mineur·es à Montréal.
Parmi les témoignages récoltés auprès de 26 participant·es, en grande majorité des filles et des femmes, on présente notamment celui d’une jeune de 11 ans abordée par un automobiliste qui lui demande de poser un geste sexuel contre de l’argent.
« Quand j’ai commencé à participer à la recherche, j’avais [en tête] deux événements clairs qui pour moi étaient du harcèlement de rue. En en parlant, je me suis rendu compte que j’en avais cinq, six, sept, huit… Hier aussi, je me suis fait harceler. »
Jeune participante à la recherche
Après sa présentation, Audrey Simard se tourne vers les auditeur·trices dans la salle, qui tout d’un coup, plutôt que de poser des questions, se mettent à raconter leurs propres expériences.
Jeunes et moins jeunes se succèdent courageusement au micro pour décrire le même phénomène : un adulte, souvent un homme, qui harcèle, physiquement ou verbalement, une jeune fille dans un parc, dans un autobus, au travail, dans la cour d’école…
« Je ne m’étais pas rendu compte à quel point ça arrivait souvent dans notre quotidien », explique une jeune adolescente en prenant la parole devant le public.
« Quand j’ai commencé à participer à la recherche, j’avais [en tête] deux événements clairs qui pour moi étaient du harcèlement de rue. En en parlant, je me suis rendu compte que j’en avais cinq, six, sept, huit… Hier aussi, je me suis fait harceler. »
« Ça fait juste te marquer. Ça te grave, comme un coup de couteau à chaque fois. »
Apprendre la peur
« Ça génère vraiment un traumatisme », indique Mélusine Dumerchat, chercheuse et auteure de l’étude. Elle y détaille les conséquences psychiques à long terme qu’a le harcèlement sexuel de rue sur les rapports à elles-mêmes des victimes, ainsi que sur la façon dont elles perçoivent leur place dans le monde.
« À long terme, elles vont développer une hypervigilance dans l’espace public, elles vont se méfier, notamment des adultes et des hommes », explique-t-elle. Plusieurs participantes ont exprimé une peur de subir des violences dès qu’elles se retrouvent dans un espace public.
« Quand elles sortent, elles sont l’objet des regards, d’une forme d’objectification. Elles se sentent comme des objets, impuissantes, et ça, je pense que c’est ce qui va particulièrement affecter leur sens de l’autonomie à long terme. »
« Elles ne veulent plus entrer en interaction […] c’est comme si ça les socialise rapidement aux rapports de pouvoir. C’est une prise de conscience brutale », souligne aussi Audrey Simard.
Pour se protéger, certaines victimes ont recours à des stratégies d’évitement : parfois en modifiant leur apparence, en évitant certains lieux publics, certaines interactions, certains regards. « Rapidement, elles se restreignent elles-mêmes », résume Audrey Simard. « Pourtant, ça se passe en plein jour, sur les trajets pour aller à l’école […] c’est impossible à éviter. »
« Il n’y a comme pas de solutions pour elles. »
Adultisme systémique
Si elles vivent l’impact de cette violence, les victimes ne sont pas pour autant outillées afin d’y faire face. « Quand ça se passe, elles n’ont même pas les mots pour parler de ce qu’il vient de se passer », signale Audrey Simard.
Lorsqu’elles parviennent à mettre des mots sur leurs expériences, les jeunes interrogé·es dans le cadre de la recherche se disent déçu·es des réactions des adultes, qui tendent souvent à invalider leurs expériences.
« La parole des mineurs est rarement prise au sérieux », s’indigne Audrey Simard en soulignant la discrimination que vivent les jeunes en raison de leur âge : l’adultisme.
« Les jeunes sont privé·es de nombreux droits et c’est ce qui fait que le harceleur peut agir en toute impunité. »
Mélusine Dumerchat
Le rapport cite ce terme pour décrire le système d’oppression qui permet à la fois le harcèlement de rue envers les personnes mineures et la minimisation de leurs traumatismes lorsqu’elles dénoncent leurs agresseurs et demandent à être protégées.
« C’est important de dire que l’adultisme cause des abus de pouvoir de la part des agresseurs, mais aussi de la part du reste de la société qui n’accorde pas de pouvoir aux jeunes, pas de crédibilité, pas de voix », explique-t-elle.
L’adultisme « est même encadré par le droit », qui renforce l’impuissance des mineur·es, souligne Mélusine Dumerchat. « Les jeunes sont privé·es de nombreux droits et c’est ce qui fait que le harceleur peut agir en toute impunité. »
Le harcèlement de rue ne doit donc pas être décrit comme un problème entre un agresseur et une victime, mais comme le symptôme d’un enjeu systémique.
« Ce sont des systèmes qui sont propagés, reproduits par monsieur et madame Tout-le-Monde dans notre quotidien et qui sont institutionnalisés par les lois », conclut Audrey Simard.
« C’est un problème de société. »