Leur féminisme n’est pas intersectionnel : oui, et alors?

Entre deux coordinations de vols internationaux, le cabinet de la ministre responsable de la Condition féminine, Martine Biron, a fait savoir à son électorat que l’intersectionnalité, « ce n’est pas notre vision du féminisme ». Oui, et alors?

Nous attendons toujours de savoir en quoi c’était une nouvelle. Un peu de sérieux : nous parlons d’un gouvernement qui nie l’existence du racisme systémique. Pour lutter contre l’imbrication des rapports d’oppressions, encore faut-il les reconnaître. C’est… un peu la base.

Prétendre que le féminisme de la CAQ pourrait être intersectionnel c’est, au pire, une insulte envers les apports théoriques et pratiques des femmes Noires au développement des luttes féministes, au mieux, une incompréhension totale du sujet en question.

Remettons encore un peu de contexte : nous parlons d’un Secrétariat à la Condition féminine sous la CAQ. Un parti qui a fièrement proposé la loi 21 afin de restreindre les droits des femmes voilées. Un parti dont le chef de file ne peut se résoudre à utiliser le terme « génocide » pour qualifier l’historique de violences commises envers les communautés autochtones en réponse au rapport sur les filles et femmes autochtones disparues et assassinées. Un parti qui contribue à la stigmatisation et à la violence envers les populations migrantes, quand on sait que les femmes migrantes, notamment Noires, sont placées continuellement dans un entonnoir de risques.

Un peu de sérieux : on parle d’un gouvernement qui nie l’existence du racisme systémique.

En somme, travailler à la restriction des droits et à la marginalisation des femmes déjà en situation de vulnérabilité, c’est un peu leur marque de fabrique. Au moins, en refusant de prétendre à toutes velléités intersectionnelles, le cabinet de Martine Biron reste un minimum cohérent avec son agenda politique.

Le blanchiment de l’intersectionnalité

L’intersectionnalité – ce concept voué à l’analyse des systèmes d’oppression dans toute leur fluidité et complexité, et dont la mise en pratique doit mener à travailler activement à la destruction desdits systèmes – a été développé, défendu, porté et mis en œuvre par des générations de femmes Noires.

Or, il est aujourd’hui dépolitisé, instrumentalisé, blanchi et recraché à toutes les sauces.

L’intersectionnalité a le vent en poupe, mais les femmes Noires restent à quai.

Comme une blague qui n’en finit jamais, on continue de s’approprier notre travail et de le vider de sa substance, tout en prétendant lutter pour l’amélioration des droits des femmes. (Certaines conditions s’appliquent : faire partie du bon groupe racial, de la bonne classe sociale, ne pas être en situation de handicap, avoir la citoyenneté canadienne. Autre langue que le français s’abstenir. Veuillez vous renseigner pour la dimension religieuse.)

Une longue histoire d’exclusion

L’historique d’exclusion des femmes Noires et racisées par le mouvement féministe québécois remonte à loin. Tout comme l’organisation autonome de ces femmes pour répondre à leur marginalisation.

Pour rappel, le Coloured Women Club of Montreal (CWCM), fondé en 1902, est né notamment en réaction à la ségrégation raciale pratiquée au sein des clubs de femmes. Cette exclusion fait écho au choix stratégique effectué par les mouvements féministes majoritaires d’user de leur blanchité et de leur position sociale pour faire avancer leur cause.

À partir des années 1970 a lieu le Congrès des femmes noires du Québec, auquel participe notamment le CWCM et qui rassemble plus de 500 participantes autant francophones qu’anglophones.

On ne peut parler des mouvements de lutte menés par et pour des femmes Noires sans mentionner la Maison d’Haïti, un des centres d’organisation des travailleuses migrantes dès les années 1970. Les activistes de la Maison d’Haïti ont attiré l’attention sur les conditions de vie des travailleuses domestiques. Ont dénoncé le racisme dans le milieu de l’éducation. Ont pris position sur des enjeux internationaux et participé activement à la lutte pour obtenir des garderies. (Soulignons d’ailleurs la contribution des femmes Noires dans le milieu de la santé, où elles restent surreprésentées dans les postes les moins valorisés et sous-payés, et dans le milieu de l’éducation.)

Pourtant, lorsqu’on se penche sur la chronologie officielle des luttes des femmes au Québec, les femmes Noires en sont cruellement absentes.

L’historique d’exclusion des femmes Noires et racisées par le mouvement féministe québécois remonte à loin.

Pendant ce temps, on célèbre pourtant des personnalités ayant défendu des mesures eugénistes envers les femmes en situation de handicap*.

On le répète : nous attendons toujours de savoir en quoi le fait que le féminisme du gouvernement du Québec n’est pas intersectionnel est une nouvelle.

En continuité avec la tradition radicale féministe Noire de nos prédécesseur·es et en vue du 8 mars, nous annonçons la création d’un collectif féministe Noir qui continuera de lutter contre l’effacement systémique et les violences vécues par les femmes Noires dans les institutions québécoises. Harambec** – Renaissance du Collectif Féministe Noir fournira des ressources par et pour les femmes Noires et les personnes non binaires Noir·es. Ce projet est financé par le Fonds d’investissement intégral du Centre SHIFT pour la transformation sociale.

* Trois des « Célèbres cinq » si célébrées pour leur défense des droits de femmes au Canada, Nellie McClung, Emily Murphy et Irene Parlby, ont pris ouvertement position pour des politiques eugénistes. Emily Murphy, en tant que première femme juge au Canada, a transféré des personnes en situation de handicap mental vers des hôpitaux pour y être stérilisées. Elles étaient également contre l’immigration et pour la disparition des communautés autochtones et le maintien de la race blanche.

** Conçu par l’écrivaine, éducatrice et organisatrice communautaire Shirley Small, Harambec est un mot-valise formé à partir de harambee, mot africain évoquant le principe d’entraide, et de Québec. Ce nom représente les défis quotidiens auxquels les femmes afrodescendantes doivent faire face dans cette province.

Marlihan Lopez est coordinatrice des programmes et de l’engagement communautaire à l’Institut Simone de Beauvoir de l’Université Concordia. Elle est l’ancienne vice-présidente de la Fédération des femmes du Québec. Jade Almeida a réalisé un thèse sur les femmes noires qui aiment les femmes et travaille désormais au Conseil québécois LGBT en tant que co-coordinatrice de projet. Créatrice de contenus, elle propose de la formation, notamment sur les enjeux liés à la lutte antiraciste en tant que pro-indépendantiste et afro-féministe. Toutes deux sont cofondatrices de Harambec – Renaissance du Collectif Féministe Noir.