Le chemin Roxham est un couloir d’hôpital qui a besoin de soutien

LETTRE D’OPINION | Dans un monde néolibéral où les États abandonnent leur capacité à prendre soin des gens, le chemin Roxham est finalement semblable aux couloirs d’hôpitaux, aux urgences, aux listes d’attente des garderies, aux logements abordables indisponibles.

Comment comprendre que les élites politiques persistent à renoncer aux pouvoirs qui sont les leurs en matière de capacités collectives à prendre soin des populations vulnérables?

Cette question appelle des considérations d’ordre historique, politique, économique et culturel qui ne seront ici qu’effleurées afin d’inviter à penser la violence des frontières en dehors d’un imaginaire sécuritariste inhospitalier.

Que dit-on quand on parle de « capacité d’accueil »?

Mon interrogation fait mention de « capacité de prendre soin », non de « capacité d’accueil ». C’est que cette dernière expression, devenue courante, est un vocable problématique. Sous des dehors de technicité et de fausse objectivité, le mot agit comme une évidence discursive en mesure de déclencher des affects négatifs politiquement exploitables, actuellement exploités.

La notion de « capacité d’accueil » s’inscrit dans un contexte européen et nord-américain où elle agit comme une des lignes de raisonnement d’un programme politique habilement organisé depuis une décennie. Dans le cadre des discours politiques et publics au sujet du phénomène migratoire posé comme un « problème », on ne compte plus les affirmations sur les capacités d’accueil des villes, des régions, des nations, des États.

On parle généralement de capacité d’accueil pour justifier une fermeture, rarement une ouverture.

C’est au motif d’une « limite atteinte » que le premier ministre italien déclarait que les bateaux de migrant·es s’approchant des côtes devaient faire demi-tour. De même, le ministre allemand de l’Intérieur recourait-il à la notion de « disposition à l’accueil » en affirmant qu’il s’occuperait personnellement du refoulement des personnes à la frontière.

Ces exemples témoignent du fait qu’on parle généralement de capacité d’accueil pour justifier des mesures et des actes d’exclusion aux frontières. La capacité en question est évoquée comme une insuffisance, une saturation, une fermeture : rarement comme une ouverture, un champ de possibles, un accueil, une hospitalité. C’est en cela que cette notion participe de ce que Michelle Ty appelle « l’imaginaire racial anti-immigrant contemporain ».

Plus largement, elle s’inscrit dans une forme nouvelle de gouvernementalité qui tend à élever le niveau de tolérance à l’insécurité sociale et à la souffrance humaine. En situation de gouvernementalité néolibérale, la capacité d’accueil est maintenue basse, arrimée surtout aux enjeux de main-d’œuvre nécessaire. Mais ce n’est pas le seul seuil qui est maintenu bas. C’est également le cas de l’ensemble des capacités reliées aux ressources existant afin de répondre aux besoins fondamentaux – en habitation, en soins de santé, en garderies, en éducation, etc.

Les États néolibéraux tendent à sous-développer et à sous-encourager les capacités collectives à prendre soin des gens.

Le chemin Roxham est en ce sens semblable aux couloirs d’hôpitaux, aux urgences, aux listes d’attente des garderies, aux logements abordables indisponibles, etc.

Ce mode de gouvernementalité amène les États à accepter un haut niveau de précarité et d’anxiété sociales qui profite aux entreprises privées. On le sait depuis bientôt un demi-siècle, le désengagement des États en matière de protection sociale accentue la pression sur les individus et les collectivités qui doivent, hors de l’État, satisfaire leurs besoins et affronter les aléas de la vie et les problèmes collectifs – pauvreté, perte d’emploi, perte ou manque de logements, handicaps, maladies, pandémies, catastrophes climatiques, racisme, discriminations, etc.

Le chemin Roxham compte parmi ces espaces où des êtres tentent de se débrouiller sans les États quand ceux-ci ne prennent plus soin des plus vulnérables. Il n’est pas différent des autres espaces d’autonomie où les gens d’en bas cherchent à survivre, malgré l’hostilité du monde, grâce à la débrouillardise, à la créativité et à l’entraide.

L’insuffisance de certaines images

Les États néolibéraux tendent à sous-développer et à sous-encourager les capacités collectives à prendre soin des gens, y compris celles des institutions étatiques.

On peut ainsi déplorer que les élites politiques fassent l’impasse sur les moyens à prendre pour accroître la « capacité d’accueil » et, plus largement, la capacité de partager les ressources dont disposent certaines parties de la population. On peut aussi déplorer que les discours actuels sur les frontières soient le lieu où se manifestent à la fois le renoncement des élites politiques à une souveraineté empathique et leur déresponsabilisation en matière de politiques publiques bienveillantes.

Les personnes les plus défavorisées de nos sociétés savent bien que les États sont très peu là pour les soutenir et que le soutien vient d’ailleurs. Mais si les élites politiques pouvaient renoncer à réprimer les personnes qui migrent, les frontières pourraient cesser d’exercer cette violence qu’anticipait Proudhon il y a plus de 150 ans quand il évoquait ces « insulaires […] repouss[ant] avec des crocs de malheureux naufragés qui tenteraient d’aborder leurs côtes ».

On tend actuellement à élever le niveau de tolérance à l’insécurité sociale et à la souffrance humaine.

Ce dont il est aussi question, en fin de compte, ce n’est pas seulement de la disparition discursive du pouvoir dont les collectivités disposent pour prendre soin des plus vulnérables. C’est aussi de la disparition, dans les représentations symboliques courantes, de personnes comme êtres humains. L’imaginaire anti-immigrant est fondé sur la distinction implicite entre, d’une part, les populations qui sont dignes d’être secourues et de bénéficier de protections et, d’autre part, celles que ne le sont pas et qui doivent ne compter que sur elles-mêmes et leurs réseaux de soutien.

L’être humain est considéré comme une matière potentiellement jetable. Telle est bel et bien la réalité concrète de la frontière.

Le facteur humain ne figure pas non plus dans l’image que je proposais en titre : celle d’un couloir qui a besoin de soutien.

Sur le chemin Roxham, des humains ont des besoins fondamentaux. Ces personnes sont des semblables. Et au final, c’est nous qui, comme elles, avons besoin de sécurité, de soins, de logements, de bienveillance, de respect, de solidarité, de partage, d’amour et d’espoir.

Eve Martin Jalbert, département de Lettres, cégep Marie-Victorin

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