Se débrancher de la machine

LETTRE D’OPINION | Le numérique est devenu omniprésent en éducation et nos étudiant·es sont invité·es à plonger dans la machine sans retenue.

Le numérique est devenu omniprésent en éducation et nos étudiant·es sont invité·es à plonger dans la machine sans retenue, constatent Eric Martin et Sébastien Mussi dans leur dernier livre Bienvenue dans la machine. Combien de temps leur faudra-t-il avant d’apprendre à se débrancher?

En tant que chargé de cours en journalisme dans deux universités, j’accueille comme une bonne nouvelle la publication de l’essai Bienvenue dans la machine des philosophes québécois Eric Martin et Sébastien Mussi, un réquisitoire contre la place grandissante de la technologie dans nos établissements d’enseignement. Depuis quelques mois, je constate avec désarroi à quel point le fossé se creuse entre les discours technophiles en éducation et la pratique éducative réelle qui s’effectue au jour le jour dans les murs de nos écoles et de nos universités.

Dans les grands médias ou encore sur des plateformes comme LinkedIn, je tombe régulièrement sur des textes écrits par des « expert·es » qui appellent les professeur·es à intégrer immédiatement dans les classes les nouvelles technologies pilotées par des intelligences artificielles comme ChatGPT (cet outil permettant de répondre automatiquement à des questions d’examen). Ces discours sont habituellement accompagnés des mêmes phrases clichés sur le fait qu’il est impossible d’arrêter le progrès ou encore que la technologie dépend de ce qu’on en fait ou je ne sais quelle autre ineptie.

Même les médias progressistes comme The Atlantic se sont lancés dans l’éloge technophile : je pense notamment à ce récent texte où l’auteur proclamait que la prochaine grande compétence du 21e siècle serait le fait d’apprendre à dialoguer avec les algorithmes. « Votre avenir professionnel pourrait dépendre de votre capacité à parler à l’IA », titrait l’article. Wow, ça fait rêver!

Le fossé se creuse entre les discours technophiles en éducation et la pratique éducative réelle au jour le jour,

Or, en parallèle à ces discours idéologiques se déroule la vraie pratique éducative, que des professeur·es dévoué·es, pilotant des classes surpeuplées, ne cessent de soutenir sans relâche. Lorsque je discute avec des collègues, je remarque d’ailleurs que beaucoup d’enseignant·es sont très sceptiques face à l’arrivée des nouveaux outils algorithmiques dans les classes.

L’argument est d’abord quasi juridique : on dit souvent que l’utilisation de ChatGPT pourrait favoriser la montée du plagiat et de la tricherie. Mais l’argument critique pourrait aller beaucoup plus loin, comme l’écrivent si bien Eric Martin et Sébastien Mussi en rappelant toute l’importance de l’industrie capitaliste de l’innovation technique et du capital humain.

Dans les classes que j’enseigne, je remarque souvent que les outils techniques sont des gadgets qui ne servent pratiquement à rien au niveau pédagogique (pensons aux tableaux blancs interactifs que l’ancien premier ministre du Québec Jean Charest avait commandés au coût de 240 millions $ en 2011…).

Bien au contraire, ces outils sont des sources de distraction pour les étudiant·es qui sont constamment rappelé·es « à l’ordre » par diverses alertes provenant de leurs applications. Faut-il redire que nous consultons notre téléphone plus de 100 fois par jour, que nous recevons plus de 120 notifications quotidiennes? Tout cela sans parler des alertes sur nos chaînes Slack, sur nos multiples applications, sur nos deux, parfois trois ou quatre boites courriel?

Comment se concentrer dans un tel environnement où nous sommes incessamment saturé·es d’informations, pour la plupart inutiles? Comment ne pas devenir anxieux·ses devant ce déluge d’informations?

« Quand le monde s’adresse à nous sans que nous puissions nous adresser à lui, nous sommes condamnés au silence, condamnés à la servitude. »

Le philosophe Günther Anders

La pandémie de COVID-19, et Éric Martin et Sébastien Mussi le soulignent encore très bien, a été un accélérateur de cette tendance à la numérisation généralisée de nos vies. Dans les grandes entreprises, l’imposition du télétravail a permis de démultiplier les canaux de transmission de l’information et ainsi de généraliser les outils de surveillance.

Les gestionnaires technophiles pensent habituellement que la multiplication des canaux de transmission de l’information permettra d’améliorer la productivité des travailleur·euses. Mais souvent, c’est le contraire qui se produit : nous devons tellement surveiller des alertes que nous en venons à ne plus avoir de temps pour faire nos tâches réelles, nos tâches où nous devons collaborer et dialoguer avec nos coéquipier·ères.

Günther Anders, l’un des philosophes cités fréquemment dans le livre Bienvenue dans la machine, disait déjà en 1956 que « quand le monde s’adresse à nous sans que nous puissions nous adresser à lui, nous sommes condamnés au silence, condamnés à la servitude ». Les outils algorithmiques nous condamnent effectivement à un silence abrutissant.

Se débrancher de la machine

Comment se défaire d’un environnement où la technologie est devenue si omniprésente? Comment nous éloigner de cet « enfer du numérique »? Il y a plusieurs solutions, autant des résistances collectives que des pratiques de sabotage plus individuelles.

Eric Martin et Sébastien Mussi proposent dans leur livre un moratoire sur l’utilisation des nouvelles technologies dans les établissements d’enseignement. De mon côté, je pense que la première chose à faire pour résister à la technologie, c’est de se déconnecter. Car la déconnexion permet de retrouver du temps précieux pour ensuite prendre le temps de réfléchir aux façons de changer nos conditions de vie, d’études, de travail.

Plusieurs excellentes publications ont paru dernièrement sur le thème de la déconnexion, et j’aimerais en souligner quelques-unes ici. Dans leur livre Techno-luttes : enquête sur ceux qui résistent à la technologie, les journalistes Fabien Benoit et Nicolas Celnik font l’inventaire rapide de tous les mouvements citoyens s’opposant maintenant à la technologie en France, notamment les mouvements de low-tech (de basse technologie) ou encore de résistance à l’implantation de caméras de surveillance. Ils effectuent des portraits touchants de citoyen·nes qui ont choisi de faire le saut dans des collectifs qui s’opposent à l’imposition par exemple des technologies de reconnaissance faciale ou encore de puçage électronique des animaux.

Eric Martin et Sébastien Mussi proposent dans leur livre un moratoire sur l’utilisation des nouvelles technologies dans les établissements d’enseignement.

Plusieurs maisons d’édition de langue française se sont aussi lancées dans la publication de livres sur ce sujet, pensons aux éditions de La Lenteur, de l’Échappée ou encore des Liens qui libèrent.

Dans un article scientifique paru l’an dernier, j’ai moi-même discuté des nouvelles formes de sabotage des algorithmes, allant du sabotage direct jusqu’aux pratiques de déconnexion stratégique.

Ces formes de résistance pourraient sembler radicales, et pourtant elles sont pratiquées par les leaders mêmes de la Silicon Valley en Californie! Plusieurs journalistes ont en effet souligné avec ironie que des personnages influents du monde de la technologie ont choisi de ne pas exposer leurs enfants aux réseaux sociaux, puisque ces programmeurs savent à quel point ces outils peuvent devenir addictifs. Des technophiles influents ont dans le même sens choisi d’envoyer leurs enfants dans des écoles utilisant des tableaux noirs, du papier et des crayons.

Bref des écoles sans technologie! Pourquoi ne pas suivre les exemples de nos sages prophètes?

À lire :

Éric Martin et Sébastien Mussi, Bienvenue dans la machine, Écosociété, 2023, 186 pages.

Fabien Benoit et Nicolas Celnik, Techno-luttes : enquête sur ceux qui résistent à la technologie, Seuil, 2022, 214 pages.

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