Première puissance économique d’Amérique latine, le Brésil de Lula snobe l’Occident et son effort de guerre en Ukraine. Comment l’Empire en déclin répondra-t-il?
C’était il y a trois ans, presque jour pour jour – fin janvier, pour être plus exact.
J’étais invité comme délégué à la Rencontre mondiale contre l’impérialisme tenue à Caracas au Venezuela, à l’invitation du Parti socialiste unifié, le parti du président Nicolás Maduro et porteur à la fin des années 1990 de la révolution bolivarienne à l’origine de l’éveil anti-impérialiste en Amérique latine.
Entre les plénières et les assemblées, j’ai tout de même eu le temps d’arpenter les rues de Caracas, notamment en compagnie de mon ami le documentariste d’origine belge Thierry Deronne et de Gloria La Riva, activiste américaine de gauche radicale de longue date.
En voyant la richesse artistique tant des graffitis décorant les façades des bâtiments que des expositions qu’on trouvait ici et là pendant notre promenade dans le quartier du musée des Beaux-Arts et de l’Université expérimentale nationale de Caracas, Gloria me fit remarquer qu’une des grandes contributions de la révolution bolivarienne fut un investissement public massif pour promouvoir la culture sous toutes ses formes.
Une simple observation, de prime abord, mais qui me fit réfléchir ensuite sur les contributions sociétales de gouvernements en fonction de leur alignement idéologique et de leur conception du bien commun.
À gauche, on s’investit en santé, en éducation et en culture. À droite, on s’en désinvestit, on privatise et on finance massivement les forces répressives pour protéger les bandits de grand chemin qui s’affairent à ce grand larcin économique. La police et l’armée défendent les intérêts privés et deviennent les acteurs de soutien de la mort de la démocratie et de son corollaire, la naissance de l’oligarchie.
Mes quatre jours à Caracas m’ont fait largement reconsidérer ma perception déjà en pleine reconstruction du Venezuela et de l’Amérique latine en général.
Un élément de réponse
La révolution bolivarienne devait par la suite engendrer la « vague rose » qui a déferlé sur le continent latino-américain au début des années 2000 avec, notamment, l’élection au Brésil en 2003 de Luiz Inácio Lula da Silva, enfant des favelas devenu président de la première économie d’Amérique latine.
Quelle fut la réaction des pays de l’Empire? Se braquer et imposer des sanctions économiques au Venezuela, en plus de s’ingérer dans la politique brésilienne en soutenant l’opposition à Lula dès le lendemain de son élection ou presque.
Un dangereux sentiment pro-russe s’installe au sein des intelligentsias africaines et latino-américaines, avec un potentiel de dérapage vers le soutien à un impérialisme russe « bienveillant », au détriment d’un véritable essor internationaliste.
Le Grand Suzerain états-unien a piloté le coup d’État contre la successeure de Lula, Dilma Rousseff, pour la remplacer par Michel Temer, un homme encore plus corrompu que ce dont on accusait Rousseff, par ailleurs ex-maquisarde de l’époque de la dictature militaire, elle-même largement soutenue par les États-Unis à l’époque.
Bref, si vous vous demandiez pourquoi Lula n’endosse pas la trame narrative officielle concernant l’invasion de l’Ukraine par la Russie et ne se range pas résolument du côté de l’OTAN, vous avez ici non seulement un élément de réponse, mais aussi un exemple parmi d’autres de l’attitude de pays écrasés par l’impérialisme américain et le colonialisme européen.
L’OTAN, menace mondiale?
(Prenons d’abord une petite pause pour calmer les ardeurs de l’élite libérale pro-guerre et encore bien accrochée à l’illusion de l’interventionnisme humanitaire : l’OTAN n’est pas l’agresseur en Ukraine, bien sûr. Mais 30 ans de politique étrangère agressive contre la Russie ont exacerbé les tensions, c’est là un fait assez indéniable.)
Dès le début de l’invasion russe, l’ex-président bolivien Evo Morales a d’ailleurs rappelé que pour de nombreux pays du Sud global, c’est l’OTAN qui a l’habitude d’agir en agresseur et qui s’ingère dans la politique des autres pays en pilotant des coups d’État et en soutenant des dictateurs qui lui seront favorables et qui donneront le champ libre aux grandes multinationales occidentales pour piller les richesses de ces continents.
C’est encore l’OTAN, via le commandement militaire américain en Afrique (AFRICOM), qui continue de soutenir les régimes pro-Occident au détriment des luttes populaires et des mouvements d’autodétermination et de résistance.
Si vous vous demandiez pourquoi ces pays ne se rangent pas résolument du côté de l’OTAN, vous avez ici un élément de réponse.
Des dirigeants de nombreux pays se tournent diplomatiquement et commercialement vers la Russie alors que les pays occidentaux poursuivent ce qui est devenu officiellement une guerre par procuration et accélèrent les livraisons d’armes en Ukraine.
Et la diplomatie russe dispose d’un énorme avantage quand il est question de cultiver ses relations avec l’Afrique et l’Amérique latine : la Russie n’a pas passé le dernier siècle et même plus à piller leurs ressources et à engraisser des potentats locaux meurtriers – elle s’est plutôt contentée d’avaler ses voisins. Au point où un dangereux sentiment pro-russe s’installe au sein des intelligentsias africaines et latino-américaines.
Je dis « dangereux » car il y a là un potentiel de dérapage vers le soutien à un impérialisme russe « bienveillant », au détriment d’un véritable essor internationaliste.
Et aussi parce que la question se pose : l’Occident redoublera-t-il ses efforts néo-colonialistes pour maintenir son pouvoir face à l’influence russe grandissante?
J’avoue craindre la réponse.