Réponse à la lettre collective publiée dans Le Devoir ce lundi.
Combien d’Amira Elghawaby devront être sacrifié·es sur l’autel du politiquement correct – c’est-à-dire le récit politique autorisé par les élites politiques à l’Assemblée nationale – avant qu’on arrête collectivement de jouer à l’aveuglement volontaire?
Ça prendra combien d’Amira Elghawaby, de Bochra Manaï, de Dalila Awada et j’en passe… avant de se rendre compte que le problème réside peut-être chez nous et non pas chez elles? Que, peut-être, cette propension collective aux cris outrés quand on touche aux enjeux du racisme systémique, de l’islamophobie et du droit à la parole de leurs principales victimes reflète surtout l’état déplorable de la place accordée aux voix diversifiées dans l’arène québécoise.
L’emploi du mot « arène » n’est pas anodin : je l’emploie parce que c’est de ça qu’il s’agit. Chaque fois qu’une femme racisée énonce quelque chose de minimalement critique à l’égard de la société dans laquelle elle vit, elle se met en danger dans l’arène de l’opinion publique où tous les coups sont permis.
Au nom du féminisme, de la laïcité et de la neutralité religieuse, on se permet de dire et faire pas mal de violences aux femmes racisées qui osent défier les règles des bonnes mœurs québécoises.
La laïcité est avant tout un mouvement de libération pour les minorités religieuses à travers le monde.
Est-ce qu’un jour on pourra parler du mal qu’on a fait et qu’on continue de faire aux Québécois·es de confession ou de culture musulmanes, sans que cela fasse surgir, tel un diable à ressort, un débat sur la valeur, la bonté, voire la vitalité de la nation québécoise?
Est-ce trop demander, dans le seul endroit en Amérique du Nord où a été perpétré un attentat meurtrier contre une mosquée, qu’on ait un débat de fond sur l’islamophobie qui afflige la société en général et qui est la vache à lait de nos médias de masse?
Apparemment oui!
Le chat sort du sac
La tragédie du Elghawabygate s’est déroulée en trois actes. D’abord, on découvre des propos inacceptables (qui en soi ne disaient pas que le Québec était plus islamophobe que le reste du Canada, mais qui pourraient porter à le croire) et on demande des excuses.
Ensuite, les excuses ne suffisent pas et on demande la démission de la blasphématrice.
Finalement, la cerise sur le sundae : ce ne sont pas les propos ni les excuses qui importent, c’est le poste en lui-même de Commissaire à l’islamophobie qui heurte les sensibilités et on demande son abolition, puisque de toute façon l’islamophobie n’existe pas.
La prochaine fois, on pourrait sauter les deux premières étapes, ça économiserait du temps pour tout le monde.
Le mot en i
Selon les quelque 200 signataires de la lettre ouverte publiée dans Le Devoir lundi matin, la véritable faute dans cette histoire, ce serait l’abdication du gouvernement fédéral devant les lubies d’une cabale d’islamistes et de salafistes qui instrumentaliseraient la haine des musulmanes pour avancer une islamisation de la société.
D’autre part, dans une entrevue accordée au même journal, une des autrices, Nadia El-Mabrouk, présidente du Rassemblement pour la laïcité (RPL), se permet même de remettre en question l’éventuelle création d’autres postes de commissaires, notamment pour les Autochtones. Selon elle, il faudrait éviter une course à la multiplication des racismes – et surtout des antiracismes, devine-t-on.
Tous les racismes ne sont pas des copies les uns des autres, même si ce sont techniquement tous des racismes.
On nie que l’islamophobie soit une forme de racisme, puisqu’elle vise une religion et qu’il peut être légitime de critiquer les religions. Sans entrer dans un débat de sémantique, je pense qu’il est assez évident, même pour les personnes qui ne les subissent pas au quotidien, que l’islamophobie, l’antisémitisme, le racisme anti-noir et le racisme envers les Premières Nations, Métis et Inuit sont toutes des formes de racisme, malgré les différences claires entre ces dynamiques de violence.
Ça semble fou de devoir dire ça en 2023, mais non, tous les racismes ne sont pas des copies les uns des autres, même si ce sont techniquement tous des racismes. D’où, justement, la nécessité d’avoir des commissaires pour les différentes moutures de discrimination raciale qui existent au Canada en 2023.
Les leçons de l’antisémitisme
Là, on pourrait me revenir avec l’argument classique : mais l’islam n’est pas une race! Et les Juifs, sont-ils une race? Les signataires de la lettre donnent leur généreuse approbation au poste de commissaire à l’antisémitisme, parce qu’il exclurait de son champ d’action toutes les formes de discrimination à l’égard des communautés juives qui portent sur leur appartenance religieuse…
Message d’intérêt public aux Juives et Juifs pratiquant·es ou « visiblement juif·ves » : les messages à caractère antisémite à votre égard, portant sur votre pratique religieuse, ne sont pas antisémites parce qu’ils ne cadrent pas avec la définition acceptable pour nos anti-anti-racistes.
L’attaque contre la synagogue Tree of Life à Pittsburgh, le plus grand attentat perpétré en Amérique du Nord contre des Juif·ves : circulez, il n’y a rien voir. Les assassinats de membres de la communauté juive à New York, parce qu’ils étaient visiblement juifs : circulez, il n’y a rien à voir ici.
En essayant de banaliser l’islamophobie par un raccourci intellectuel qui serait risible s’il n’était pas aussi dangereux, les signataires de la lettre arrivent à banaliser l’antisémitisme aussi. Tout un accomplissement.
Un islamophobe ou un antisémite se fout pas mal de savoir si les Juif·ves ou les Musulman·es sont une « race ». Pour lui, ce sont des parasites, des envahisseurs.
Faut-il le rappeler, ce n’est qu’à partir de la Shoah que le fléau de l’antisémitisme a été pris au sérieux par tou·tes. Pendant les années 1930 et 1940, ici au Québec et notamment dans les pages du Devoir, on prônait que l’antisémitisme n’était qu’une invention fantasmagorique et victimaire, une lubie des Juif·ves pour faire taire leurs opposant·es.
Selon les chroniques de l’époque, il était non seulement souhaitable de critiquer les Juif·ves, cela relevait d’un devoir (sans mauvais jeu de mot).
Après tout, la faute était clairement celle de ces communautés « in-intégrables » et, pire encore, qui « ne voulaient pas s’intégrer ». Est-ce que ce genre de discours vous rappelle quelque chose?
Soyons clairs, un Alexandre Bissonnette ou un Breton Tarrant (le terroriste de Christchurch), un islamophobe ou un antisémite se fout pas mal de savoir si les Juif·ves ou les Musulman·es sont une « race ». Des nuances épistémologiques et sémantiques de la notion de « race », il n’en a que faire. Pour lui, ce sont des parasites, des envahisseurs, point barre!
Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas la critique de la religion musulmane, c’est la haine bien réelle.
L’islamophobie n’existe pas et pourtant, elle tue.
On est au Québec ici
Peu importe la sincérité des propos tenus par les signataires de cette lettre, il faut arrêter de plaquer sur le contexte québécois des situations extérieures. Nous ne sommes pas en lutte contre les islamistes au Québec.
Reconnaître qu’il y a une perception négative de l’islam chez beaucoup trop de nos concitoyen·nes, notamment à cause de l’odieuse campagne de préjugés menée par des partis politiques et des médias de masse, ce n’est pas ouvrir la porte à l’islamisation du Québec. Reconnaître que les hommes assassinés au Centre culturel islamique de Québec l’ont été à cause qu’ils étaient musulmans, ce n’est pas excuser le Hamas, le Hezbollah ou l’autoritarisme assassin de la République islamique d’Iran.
Comme on dit chez nous : il faut arrêter le délire.
La laïcité, c’est le contraire
La désacralisation du pouvoir étatique, l’abolition de l’obligation d’avoir la même religion que le souverain ou l’État, cela a ouvert la voie à une des plus grandes émancipations collectives de l’histoire. Cela a permis aux communautés juives d’Europe de sortir des ghettos auxquels nous étions assigné·es depuis des centaines, sinon des milliers d’années.
La laïcité est avant tout un mouvement de libération pour les minorités religieuses à travers le monde.
C’est pour ça que la laïcité est trop importante pour être laissée entre les mains de fondamentalistes intransigeant·es qui n’acceptent aucune autre vision de la laïcité que la leur : la peur des croyant·es, et surtout des croyant·es étranger·ères. Le dogmatisme pour lutter contre le dogmatisme. Un mal pour un bien?
La laïcité, dans son versant le plus radical – c’est-à-dire fidèle à ses racines –, c’est celle qui émancipe, pas celle qui humilie. Celle qui élève, pas celle qui rabaisse. La protection des minorités religieuses, la promotion de la diversité des croyances ou des non-croyances, le respect et la tolérance sont les valeurs au fondement de la laïcité.
Au Québec, nous avons bien des « valeurs québécoises », semble-t-il, mais nous manquons cruellement de celles-là.