Eh bien, j’ai entendu dire qu’[il y a une nouvelle IA]

La phase de test de l’intelligence artificielle (IA) ChatGPT en a surpris beaucoup. Lancé en pleine fin de session, cet outil a fait discuter en enseignement, car il est désormais possible de rédiger en quelques secondes des dissertations entières. Plus les consignes de rédaction que l’IA reçoit sont précises, plus le résultat qu’elle produit est impressionnant. On s’est alors inquiété des effets que ChatGPT entraînerait sur les étudiant·es, sur l’enseignement, voire l’humanité.

Depuis ma bien humble position d’enseignant de philosophie précaire, j’ose croire qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter et j’aimerais porter l’attention sur deux points : l’entraînement même de ChatGPT et la bonne vieille technophobie, qui a une belle et longue histoire en philosophie.

Premièrement, ChatGPT a été entraînée avant la phase de test qui la rend maintenant accessible au public. Lors de cet entraînement, elle a été au contact de sources pour ensuite recevoir un cutoff (traduisons par : date de fin de collecte des données). En d’autres mots, fin de l’entraînement. Pour cette raison, l’IA ne peut que ressasser les sources rencontrées en entraînement en réponse aux questions qu’on lui pose. Demandez-le-lui et elle en fera l’aveu – d’un ton soumis plutôt inquiétant. Personnellement, j’ai réalisé ceci sans connaître grand-chose à l’informatique, mais par hasard en questionnant ChatGPT sur ses sources. Bonjour, tu me trouves des citations de Platon avec pagination d’Estienne sur demande, mais d’où les tiens-tu?

Malgré son ton soumis inquiétant, l’IA est assez sympathique et de bonne foi quand on lui fait remarquer ses erreurs – ou mensonges?

Les réponses de ChatGPT étaient surprenantes, sauf que l’IA finissait toujours par admettre son ignorance. Elle cite des titres d’ouvrages platoniciens dans différentes langues, mais quand il s’agit de dire qui les a édités ou traduits : profession d’ignorance. Le plus étonnant est que, après avoir été talonnée dans certaines discussions, ChatGPT inventait, ou mélangeait entre eux, des traducteurs francophones de Platon. Par exemple, elle affirmait qu’un certain Paul Aubert a traduit la République chez Garnier dans les années 60 et que Jean-François Pradeau l’a fait plus récemment. Or, un tel Paul Aubert n’existe pas et Pradeau s’est occupé des Lois. Autant inventer un traducteur francophone de Platon qui s’appelle Dupond Dupont. Le constat de telles inventions ou erreurs est généralisé et je ne suis certainement pas le premier à allumer.

Deuxièmement, s’inquiéter d’une nouvelle technologie est un vieux geste philosophique qui remonte au moins au Phèdre de Platon. À partir de la page 274c de ce très beau dialogue, Socrate s’inquiète de l’arrivée de l’écriture en Méditerranée. On l’oublie, mais l’écriture, phonétique qui plus est, a révolutionné l’Antiquité. Pour cette raison, Socrate critique la nouvelle technologie qu’est l’écriture. À ses yeux, l’écriture prétend remplacer la parole alors qu’elle atrophie l’intelligence. En quelque sorte, elle représente une béquille dans la mémorisation d’informations parce qu’au lieu d’exercer pleinement sa mémoire en intériorisant le savoir grâce à sa voix, l’écriture fait qu’on compte désormais sur des signes fixés sur un parchemin pour penser. Le génie des Grecs dégénère!

Pour cette raison, Socrate critique la nouvelle technologie qu’est l’écriture. À ses yeux, l’écriture prétend remplacer la parole alors qu’elle atrophie l’intelligence.

Eh bien, les parallèles ne manquent pas avec l’inquiétude entourant ChatGPT. Mais pour rester sur le Phèdre de Platon, les étudiant·es, pas trop ennuyé·es, à qui je présente ce texte remarquent rapidement un paradoxe. Si l’écriture est mauvaise parce qu’elle affaiblit la mémoire et dévitalise l’intelligence de celui qui l’utilise, pourquoi Platon a-t-il écrit cette conversation de Socrate avec Phèdre sur le sujet? N’a-t-on pas la mémoire de l’intelligente critique socratique envers l’écriture par l’entremise de l’écriture abrutissante? Un philosophe comme Jacques Derrida a fait sa carrière sur ce paradoxe, mais, aujourd’hui, on pourrait se demander si on ne s’inquiète pas, comme Socrate et Phèdre lors de leur promenade champêtre, de ce qu’entraînera une chose aussi précieuse que ce que l’écriture a été.

Loin de moi l’idée de chanter l’arrivée de ChatGPT, mais cet outil pourrait devenir un compagnon d’études de nos étudiant·es. Comme d’autres, je pensais bien humblement intégrer l’IA à des activités d’apprentissage. Pourquoi ne pas tenir des carnets de bord d’échanges avec ChatGPT ou encore user de ressources critiques acquises en classe pour talonner cette machine et s’amuser avec elle? Malgré son ton soumis inquiétant, l’IA est assez sympathique et de bonne foi quand on lui fait remarquer ses erreurs – ou mensonges? Pour l’instant, c’est difficilement envisageable, car sa phase de test finira un jour. Cela dit, d’autres IA comme celle de la compagnie OpenAI viendront et autant apprendre à les utiliser.

À propos de l’auteur :
Firmin Havugimana est enseignant en philosophie précaire.