Le seul iceberg qui se porte bien
Si vous perdez votre temps à lire Joseph Facal dans Le Journal de Montréal, vous pensez sans doute qu’il est impossible aujourd’hui de décrocher un poste de professeur d’Université si vous n’êtes pas spécialiste d’un sujet « woke » (pour reprendre ce terme importé des États-Unis avec grand succès par les polémistes réactionnaires), par exemple le racisme, le sexisme ou la transphobie.
Il y a quelques jours, ce professeur de l’école de gestion HEC Montréal signait une chronique intitulée L’Université d’Ottawa n’est que la pointe de l’iceberg, pour dénoncer l’ouverture d’un poste en « éducation antiraciste » (pour le secteur francophone). Il s’agirait selon lui : d’« une fumisterie pure et simple que de prétendre à de la recherche scientifique “antiraciste”. Par définition, il n’y a pas de recherche “scientifique” si les réponses sont connues d’avance, ou si vous cherchez uniquement ce qui viendra renforcer une conclusion prédéterminée. Il s’agit essentiellement de discours militants, de catéchisme plus ou moins sophistiqué », bla, bla, bla…
Joseph Facal a pourtant co-publié un article présentant les résultats d’une recherche sur la Ligue nationale de soccer féminin aux États-Unis qui évaluait s’il s’agit d’un cas de « professionnalisation réussie » et qui discutait de sexisme et d’agressions sexuelles. Parions que Joseph Facal considérait d’avance que la professionnalisation du soccer est une bonne chose et que le sexisme et les agressions sont une mauvaise chose. Il a aussi étudié l’intégration à la Chambre du commerce du Québec de professionnels latino-américains et il a publié un article à ce sujet dans le Journal of International Migration and Integration. Parions que Joseph Facal apprécie une intégration réussie.
Il enseigne aussi le cours « Société, développement durable et organisation », qui a pour objectif « de développer de nouvelles pratiques permettant d’agir de manière responsable face aux défis de nature sociale, culturelle et écologique. » Joseph Facal et Greta Thunberg, même combat? Bref, les universitaires enseignent et mènent bien souvent des recherches avec à l’esprit des valeurs morales et sociales, ce qui n’empêche pas – évidemment – de pouvoir enseigner et mener de la recherche de manière rigoureuse et scientifique.
L’iceberg
Joseph Facal prétend qu’un poste sur l’antiracisme est la pointe d’un iceberg, mais oublie de dire que l’Université d’Ottawa avait annoncé au total 40 postes, le « iceberg », dont il ne dit rien. Est-il aussi révolté contre l’autre poste de la Faculté d’éducation intitulé « Numératie en contexte francophone minoritaire »? Et que dire des 6 postes offerts à l’École de gestion Telfer? Cette école porte le nom de Ian Telfer, que l’Université d’Ottawa présente comme « un cadre et philanthrope canadien connu pour son succès stratégique en affaires dans le secteur de l’exploitation minière et des ressources ». Il a aussi été président de Goldcorp Inc., toujours selon l’Université d’Ottawa, dont il a fait « l’une des plus grandes entreprises d’exploitation aurifère du monde » et qui brassait des affaires en or au Mexique avant de se fondre dans Newmont Mining Corporation.
Voyons maintenant à quoi ressemble la situation à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), souvent présentée comme le paradis des « wokes » et qui cherche présentement à pourvoir 47 nouveaux postes. On peut identifier deux postes aux thématiques qu’on pourrait qualifier de « wokes », donc moins de 4 %. Ainsi, le département de Communication sociale et publique offre un poste sur l’intersectionnalité (« approches féministes, antiracistes, décoloniales, etc. »), ce qui semble très intéressant, et le département des Sciences des religions annonce un poste en « religions, cultures et identités au Québec » avec l’intérêt de participer à « la formation initiale des maîtres œuvrant dans le programme émergent Culture et citoyenneté québécoise (CCQ) », ce qui pourrait faire craindre le pire aux personnes obsédées par la laïcité.
Il n’y a donc que deux postes « wokes » sur un total de 47, à moins de considérer l’écologie comme une spécialité « woke »? Joseph Facal est-il « woke » parce qu’il enseigne un cours sur le « développement durable »? Voilà une belle question à soumettre à ChatGPT, la nouvelle plateforme d’intelligence artificielle.
Dans tous les cas, le département de Communication sociale et publique offre un poste sur la communication environnementale (« exposition aux contaminants, pollution urbaine, extractivisme, changements climatiques »), ce qui semble tout à fait légitime considérant le contexte actuel, et l’École des arts visuels et médiatiques veut pourvoir un poste sur les « pratiques artistiques de la sculpture » avec un intérêt pour les approches hybrides et les « enjeux écologiques ».
Voilà, c’est tout. Les 43 autres postes n’ont strictement rien de « woke ». L’École de travail social, par exemple, offre un poste sur la « diversité des vieillissements » (avec quatre années d’expérience en milieu de pratique) et le département des Sciences biologiques offre un poste sur la « microbiote animal » pour développer des recherches « de haut niveau en interactions microbiote-hôte », ce qui devrait plaire au chanteur Plume Latraverse.
Joseph Facal devrait en fait se réjouir, puisque l’UQAM traite très bien le capitalisme, le néolibéralisme et le Québec Inc. En effet, sa Faculté des sciences de la gestion offre à elle seule 13 postes, donc presque 30 % des nouvelles embauches, dont aucun sur le sexisme ou le racisme. Il s’agit d’un poste au département de Finance sur les « produits dérivés », d’un autre en « macroéconomie » au département des Sciences économiques, de deux postes au département de Management en « gestion des PME » et en « gestion de projet (profil généraliste) » (management, portefeuilles, etc.), de deux postes au département d’Organisation et ressources humaines, dont l’un sur l’« innovation sociale et les entreprises collectives » et l’autre sur le « développement et changement organisationnel », de deux postes pour le département d’Analytique, opérations et technologies de l’information sur « l’intelligence d’affaires et analytique des données d’affaires » et un autre sur les technologies de l’information, de trois postes au département de Marketing en « comportement du consommateur », en « marketing numérique » et en « commerce de détail (retail) », de trois postes au département des Sciences comptables en « comptabilité et information financière des entreprises à capital fermé », en « audit et contrôle » avec l’exigence d’être comptable et en « fiscalité canadienne » avec une « expérience pertinente d’au moins 10 ans en fiscalité ».
Joseph Facal, toujours préoccupé par l’objectivité, devrait aussi être rassuré de savoir que cette Faculté des Sciences de la gestion de l’UQAM se vante d’offrir « des formations immersives qui préparent les entrepreneurs aux réalités de leur milieu » et de relier « la recherche et les actions entrepreneuriales ».
Je vous épargne la liste complète des autres postes annoncés par l’UQAM et qui n’ont strictement rien de « woke », comme le poste offert par mon département de Science politique en « politique mondiale et technologies numériques ». Enfin, tenez-vous bien : le département d’Histoire de l’UQAM ouvre un poste en « histoire de la Nouvelle-France ».
Voilà à quoi ressemble l’iceberg qu’est l’Université d’aujourd’hui : un immense bloc de glace qui se désintéresse le plus souvent des études sur le genre et le racisme aussi bien que du réchauffement planétaire, et qui peut même y contribuer en fournissant tant de charbon à la fournaise capitaliste… Heureusement que Joseph Facal s’intéresse au soccer féminin et enseigne le développement durable au HEC Montréal!