Du bon usage de l’analogie religieuse dans la dénonciation du wokisme

Les chroniqueur·euses qui s’attaquent au « wokisme » comparent couramment celui-ci à une nouvelle religion. Mais la comparaison religieuse a des limites, sans compter qu’elle perd de sa pertinence à force d’être surutilisée.

À moins de vivre caché·e au fond des bois, difficile d’échapper au « wokisme », terme fourre-tout principalement mobilisé sous la plume d’auteur·trices dont les textes prennent la forme de mises en garde et de dénonciations.

Même si le champ d’application du terme tend à continuellement s’étendre, je reprends une définition proposée par Radio-Canada qui explique qu’un·e « woke » est « quelqu’un qui est alerte aux injustices qui peuvent avoir lieu autour de lui. On utilise souvent cette expression en opposition à “être endormi”, soit ne pas être éduqué sur les enjeux socioéconomiques et sur les questions raciales ». Le dictionnaire Larousse propose une définition plus politique puisque le « wokisme » serait « l’idéologie d’inspiration woke, centrée sur les questions d’égalité, de justice et de défense des minorités, parfois perçue comme attentatoire à l’universalisme républicain ».

Au Québec, les chroniqueur·euses du Journal de Montréal sont la principale source de ce qui relève désormais d’un genre littéraire à part entière. Une recherche sur la base de données Eureka nous apprend qu’entre janvier 2019 et décembre 2022, ce sont, pour le seul Journal de Montréal, plus de 300 textes qui mentionnent les termes « woke » ou « wokisme », avec une très nette accélération à partir de 2021 (2 textes en 2019 et 25 en 2020).

Il n’est pas ici question de porter un jugement sur la pertinence de ces textes, mais d’en analyser l’un des ressorts les plus courants : l’usage de l’analogie religieuse.

Voir la religion partout

L’analyse me conduit à replacer ces usages de l’analogie religieuse dans une tradition ancienne que l’on retrouve notamment chez l’intellectuel français Raymond Aron qui, dès les années 1940, parlait de « religions séculières » (soulignons que le titre de la chronique de Joseph Facal du 28 novembre était un clin d’œil à l’ouvrage fameux d’Aron, L’opium des intellectuels) ou chez le philosophe d’origine autrichienne Eric Voegelin, qui s’intéressait aux « religions politiques » dès la fin des années 1930.

Si l’usage de l’analogie religieuse n’est pas illégitime en soi, elle doit être rigoureusement maîtrisée.

« Le problème avec l’analogie religieuse n’est pas qu’elle soit fausse, mais bien qu’elle ne soit jamais fausse. »

Éric Maigret

La sociologue française Nathalie Heinich soulignait la tendance qu’ont certains observateurs des sociétés contemporaines à convoquer cette analogie en toutes circonstances. Elle écrivait dans un article de 2012 que « l’analogie religieuse s’impose à certains chercheurs comme un outil interprétatif exclusif de tout autre, transformant l’objet observé en un écran de projection de leurs catégories cognitives ». Dès lors, ajoute-t-elle, tout « tend à devenir “religieux”, par un effet d’aspiration qui tire vers “le religieux” tout ce qui, de près ou de loin, y ressemble, sans que ne soit jamais discutée la pertinence d’une telle assimilation ».

Plusieurs universitaires invitent ainsi à une certaine retenue dans l’usage de l’analogie religieuse et mettent en garde contre la tentation de voir du religieux (en particulier dans la dimension rituelle de la religion) dans les moindres recoins du monde social. Le sociologue Éric Maigret a parfaitement résumé les limites de l’analogie en une formule lapidaire : « le problème avec l’analogie religieuse n’est pas qu’elle soit fausse, mais bien qu’elle ne soit jamais fausse »!

Il y a quelques années le théologien Olivier Bauer avait dirigé un ouvrage portant sur la religion du… Canadien de Montréal!

Quelques exemples

Les chroniques récentes dans le Journal de Montréal de Joseph Facal (28 novembre 2022), Nathalie Elgrably (2 décembre 2022) ou encore Sophie Durocher (5 décembre 2022) constituent un échantillon intéressant pour montrer le mode de fonctionnement et les effets produits par l’usage de l’analogie religieuse.

Un moyen systématiquement utilisé consiste en une saturation du vocabulaire religieux de façon à produire artificiellement un objet qui serait par nature religieux. Par exemple, Nathalie Elgrably et Sophie Durocher proposent toutes les deux une liste des dix « commandements sacrés » wokes. Or, il ne suffit pas de prendre une liste en dix points et de la présenter comme « les Dix Commandements de… » pour – comme par magie – en faire un objet religieux.

Faites-en l’expérience, ça marche avec tout : la liste des courses, les règles d’un jeu de société ou même le Code de la route!

Le second élément est un transfert des qualités traditionnellement associées au religieux vers des contenus identifiés comme relevant du wokisme. Cela signifie que ce qui intéresse n’est pas tant la signification du terme « religion », mais davantage tout l’imaginaire (souvent négatif) qui lui est associé. Par exemple, la religion se trouve systématiquement associée au « fanatisme » (par exemple, dans le texte de Facal), à l’intolérance et à l’irrationalité. Si ces types de rapport au religieux existent, ils ne sont pas les seuls.

Ce qui intéresse, avec l’analogie religieuse, ce n’est pas tant la signification du terme « religion », mais davantage tout l’imaginaire (souvent négatif) qui lui est associé.

Finalement, l’analogie religieuse en contexte québécois prend une saveur particulière puisque nous vivons collectivement avec la mémoire de l’hégémonie culturelle et sociale de l’institution catholique, qui se trouve fréquemment convoquée dès lors qu’il s’agit de condamner ce qui est identifié comme de la censure. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre les propos de Lucien Bouchard rapportés par Sophie Durocher : l’ancien ministre « a comparé la censure qui s’exerce aujourd’hui envers certains mots à la censure exercée à une certaine époque au Québec par les religieux ».

Une telle comparaison fait bien comprendre pourquoi l’analogie doit toujours être utilisée avec précaution, puisque le risque est de laisser croire que les objets comparés partagent toutes sortes de qualités même lorsque ce n’est pas du tout le cas. Ici, le risque est de suggérer que le wokisme possèderait une forme institutionnelle clairement définie – à l’instar de l’Église catholique –, alors même que celles et ceux qui le dénoncent ont de la peine à circonscrire des formes de mobilisation et de militantisme hétérogènes.

Pour conclure, rappelons que la critique du wokisme est non seulement possible, mais tout à fait légitime. Néanmoins, elle ne doit pas se faire au détriment d’une démarche rigoureuse. L’usage systématique de l’analogie religieuse est de ce point de vue problématique.

Frédéric Dejean est professeur agrégé au Département de sciences des religions de l’UQAM