La mémoire québécoise, au-delà de la misère canadienne-française : réponse à Gérard Bouchard

Le 28 novembre dernier, Gérard Bouchard a publié dans les pages du Devoir un texte intitulé « À la défense des Québécois ». Le texte porte sur un supposé courant d’idées qui prendrait de plus en plus de place au Québec. Ce courant d’idées, qu’il associe à la gauche radicale, aurait l’ambition de formater la mémoire collective québécoise pour en faire une mémoire honteuse et coupable de tous les maux.

J’ai été pour le moins étonnée qu’un intellectuel de la trempe de Gérard Bouchard utilise le terme « wokiste » et succombe à une mode de plus en plus répandue qui consiste à nommer un phénomène (« un courant de gauche radicale ») sans nous donner aucun exemple, aucun nom, aucune référence précise à cette mouvance si menaçante et si répandue.

Je me demande vraiment qui « somme » les Québécois à redéfinir leur mémoire sur la base de la honte et de la culpabilité.

L’histoire et la mémoire

Le fait de n’avoir nommé aucune initiative particulière de ce « courant d’idées » confère à Bouchard un avantage certain : il est difficile de comprendre s’il s’inquiète de recherches scientifiques récentes ou d’un discours entendu à la radio. Car son texte mêle deux choses : la mémoire collective comme liant social, et l’histoire comme recherche de vérité.

C’est dans ce bassin immense de faits historiques que nous pigeons tou·tes pour construire la mémoire collective, le récit commun.

La mémoire se conjugue au pluriel : nous entretenons une mémoire nationale, une mémoire familiale, une mémoire communautaire et parfois même une mémoire professionnelle. Les collectivités recomposent constamment leur mémoire partagée en fonction du présent, de ses besoins sociaux et politiques.

De leur côté, les historiens et historiennes recherchent la vérité dans le passé, en lui posant mille et une questions. Ces questions sont le plus souvent influencées par leur vécu et celui de la société à laquelle ils et elles appartiennent. Même si les questions sont influencées par notre temps présent, la recherche de vérité demeure au centre de la démarche historienne. C’est ainsi que de nouveaux faits historiques sur le passé québécois sont produits par centaines, tous les ans.

Et c’est dans ce bassin immense de faits que nous pigeons tou·tes pour construire la mémoire collective, le récit commun.

Les avancées sociales et une vision d’avenir

Je partage l’avis de Bouchard sur plusieurs points. Il mentionne plusieurs faits de l’histoire québécoise qui sont non seulement vrais, mais encore trop peu connus et étudiés, par exemple concernant les Peuples autochtones. Il faut encore beaucoup de travail pour comprendre et interpréter cette histoire et qu’elle intègre la mémoire.

Bouchard termine son texte en rappelant les gains des mouvements de justice sociale des dernières décennies et en reconnaissant le travail qu’il reste à accomplir pour vivre dans une société véritablement égalitaire. Je le rejoins tout à fait lorsqu’il énonce le besoin, pour notre société, de développer « un sens des responsabilités collectives et des engagements ».

Je suis aussi d’accord avec lui sur le fait que la mémoire collective participe du sentiment d’appartenance qui est l’un des ingrédients incontournables d’une solidarité sociale effective.

Là où nos chemins divergent, c’est sur ce que cette mémoire devrait taire et ce qu’elle devrait dire – pour favoriser une adhésion collective.

Se remémorer la misère des uns, mais pas celle des autres?

Le texte s’intitule « À la défense des Québécois » et il nous intime à ne pas oublier que les Québécois ont aussi été opprimés. Il s’agit là, certainement, d’un fait historique qui a été intégré à la mémoire collective durant la deuxième moitié du 20e siècle.

Le projet politique et démocratique qui était alors largement partagé au Québec a eu besoin de ce nouveau récit. Autrement dit, à cette époque, on est retourné dans la marmite des faits historiques et on a choisi les ingrédients qui nous semblaient porteurs pour l’émancipation collective – on a bricolé à partir d’eux un nouveau récit.

C’est celui qui domine encore notre société. Nous sommes loin, quoiqu’en pense M. Bouchard, d’oublier les misères vécues par les Canadiens français. Bien loin.

Aujourd’hui, il est pertinent – et même nécessaire – que nous ajoutions des ingrédients à ce récit. La société québécoise est en recomposition depuis déjà bien longtemps. Nous ne sommes plus à l’époque d’un sentiment d’appartenance fondé sur l’histoire exclusive du groupe canadien-français, de ses souffrances et de ses exploits. En ce sens, il est pertinent de chercher dans les faits du passé les éléments qui contribueront à réparer les blessures et à favoriser l’inclusion.

Se reconnaître dans le passé ou voir ses épreuves validées est un besoin de base pour sentir qu’on est partie prenante du groupe. Il s’agit donc aussi d’un enjeu démocratique.

Nous sommes loin, quoiqu’en pense M. Bouchard, d’oublier les misères vécues par les Canadiens français.

Je trouve dommage qu’on puisse penser qu’un récit qui se montre sensible aux épreuves et aux oppressions vécues par d’autres groupes que les Canadiens français s’aliénerait nécessairement une certaine « majorité historique ». Au contraire, nous avons tout à gagner, individuellement comme collectivement, à voir dans le passé plusieurs histoires, complexes et même contradictoires. Cela nous portera à embrasser le présent avec un regard plus compréhensif. Pas honteux ou coupable, mais compréhensif.

Mouvante, la mémoire se balancera toujours au rythme de ceux qui quittent et de ceux qui arrivent, qu’on le veuille ou non.

Catherine Larochelle est professeure d’histoire à l’Université de Montréal.