Qu’est-ce que « l’impérialisme woke »?

CHRONIQUE | L’armée canadienne a annoncé qu’elle rompait avec le port de l’uniforme traditionnel pour permettre une plus large expression individuelle de genres et de cultures.

Non, ce n’est pas ce que vous croyez – suivez-moi jusqu’au bout.

Certain·es d’entre vous ont vu le titre et se sont dit qu’enfin, je faisais mon coming out réactionnaire.

D’autant plus que, cette semaine, l’armée canadienne a annoncé qu’elle rompait avec le port de l’uniforme traditionnel pour permettre une plus large expression individuelle de genres et de cultures. Il n’en fallait pas plus pour la brigade réac de l’empire QUB monte au front, évidemment.

Alors c’est ça, l’impérialisme woke, demandez-vous? Le vernis à ongles et les tatouages qui menaceraient nos institutions nationales? Pas exactement, non.

La notion évoquée dans le titre de cette chronique ne vient pas de moi, mais d’un article publié sur Electronic Intifada intitulé « Sabra sera le plus récent exemple d’impérialisme woke chez Marvel ». On y apprend que Sabra, une superhéroïne israélienne agente du Mossad, introduite dans l’univers Marvel en 1981, fera le saut au grand écran dans Captain America : New World Order en 2024.

Vous commencez à voir le portrait?

D’emblée, on ne saurait s’opposer à la promotion de la diversité et de l’inclusion dans les institutions et dans la culture populaire – c’est primordial, dans une société plurielle et civilisée. Mais l’usurpation du progressisme social est devenue le nouvel outil des puissant·es, une couleuvre dorée pour nous faire avaler l’agenda néolibéral et impérial.

La militarisation du progressisme

Dans son plus récent essai Une brève histoire de la gauche mondiale, l’intellectuel israélien Shlomo Sand raconte son rapport avec le peuple palestinien et son invisibilisation.

« Non loin de mon domicile vit un peuple dont les droits civils fondamentaux, politiques et sociaux sont niés depuis cinquante-quatre ans [i.e. depuis la Guerre de Six Jours en 1967]. Ces Palestiniens, nous ne les apercevons quasiment jamais. Lorsqu’ils parviennent, souvent en tant qu’ouvriers du bâtiment, à travailler en Israël contre un salaire de misère, ils sont généralement transparents ou invisibles, perchés sur des échafaudages. On n’entend parler d’eux que lorsqu’ils en tombent et s’écrasent sur le trottoir. »

Son anecdote m’a replongé profondément dans des souvenirs que je cherche à revisiter le moins souvent possible.

Kandahar, Afghanistan. Durant mon déploiement au cours de cette guerre, nous étions témoins chaque jour des conditions de travail misérables des ouvriers afghans. Ils s’affairaient tant aux projets de reconstruction financés par les gouvernements occidentaux qu’aux travaux sur les camps et les bases avancées. Ils travaillaient pieds nus ou en sandales, soudaient sans visière, se tenaient sur des échafauds chambranlants.

Tout ça pour un salaire de crève-faim, pendant que l’employeur – souvent un ancien chef de guerre local coupable des pires ignominies et recyclé par la grâce de la realpolitik en notable respectable – comptait ses liasses de billets verts dans sa grosse Mercedes blanche.

Les poltrons à cravate va-t-en-guerre cherchent à nous vendre des guerres de « libération » et des changements de régime en usant d’arguments progressistes

Pourtant, n’étions-nous pas là-bas pour des causes progressistes comme le droit des petites filles d’aller à l’école ou celui des femmes de brûler leurs burqas? C’étaient en tout cas les principaux arguments utilisés pour fabriquer le consentement de l’opinion publique à cette guerre perdue d’avance. Mais après la chute des taliban, la coutume séculaire patriarcale a pris le relais pour empêcher les filles d’aller à l’école et les femmes de brûler leurs burqas.

Cela n’empêche pas les poltrons à cravate va-t-en-guerre de chercher à nous vendre des guerres de « libération » et des changements de régime en usant d’arguments similaires.

Et c’est là, entre autres, que le progressisme social devient une espèce de cheval de Troie.

Je vous parlais un peu plus tôt de l’armée canadienne qui permet désormais une plus grande expression individuelle de genre et de culture dans l’habillement. Un progrès en soi, mais qui ne change rien à la participation de l’armée canadienne à des conflits impérialistes et à des missions de « stabilisation » en Afrique et ailleurs, qui sont en fait des fers de lance pour le pillage de ressources par des multinationales occidentales.

Rien pour oublier ce fameux meme présentant un bombardier B-52 affichant le logo de BLM et un drapeau LGBTQ pour illustrer que, même sous une administration démocrate, l’empire américain poursuit ses massacres, cette fois avec l’assentiment parfois inconscient des militant·es progressistes.

La propagande via la culture populaire

Revenons à notre superhéroïne travaillant pour les services secrets israéliens. Déjà, sur CNN, l’ex-agent du Mossad Avner Avraham disait que l’apparition du personnage dans l’univers cinématographique Marvel aidera pour le recrutement de l’agence de renseignement, une des plus actives et des plus redoutables au monde.

Un peu comme les deux films de la série Top Gun ont précédé un bond prodigieux dans les demandes d’enrôlement dans les forces armées du suzerain américain. Le film avait fait son effet, avec ses plans rapprochés et ses coupes dynamiques montrant des avions de chasse voler à toute vitesse, pilotés par des archétypes du american hero cool et, surtout, patriote.

De tels messages, subtils ou non, insérés dans la culture populaire occidentale nous poussent ainsi à exprimer davantage de sympathie envers nos institutions et nos gouvernements qu’envers celles de pays désignés comme « ennemis ». Cela, souvent inconsciemment : c’est la plus haute mesure d’efficacité d’une opération de propagande, après tout.

Si un changement de régime advenait et que les pétrolières américaines et britanniques débarquaient à Caracas, à quel point le Venezuela serait-il libre?

Prenons le cas du Venezuela, où le gouvernement canadien, pourtant libéral, soutient une politique vicieuse de changement de régime au moyen de sanctions dévastatrices. Il agit de pair avec ses complices du Groupe de Lima, dont la très démocrate administration Biden.

Et ce, dans l’indifférence généralisée des progressistes libéraux, qui ont gobé l’idée que l’éjection de Nicolas Maduro et de ses politiques chavistes signifierait la libération du peuple vénézuélien.

Libération de quoi? Et surtout, comment? Si un tel changement de régime advenait et que les pétrolières américaines et britanniques débarquaient à Caracas, à quel point le Venezuela serait-il libre?

De même, on présente souvent Israël comme une société libre et progressiste, ce qui n’empêche pas le gouvernement, de gauche comme de droite, de poursuivre ses politiques colonisatrices en Palestine occupée. Cela, encore une fois, dans l’indifférence relative des progressistes libéraux et même des anarchistes, dont la solidarité avec le peuple palestinien s’arrête trop souvent sur le seuil indépassable de la revendication d’un État.

C’est ça, l’impérialisme woke : une vaste entreprise de fabrication de consentement qui bloque toute volonté ou tentative de changement en profondeur. Une entreprise qui valide le militarisme et la consolidation de l’État sécuritaire, tant qu’on y obtient la parité et la représentation.

Auteur·e

Ce site web utilise des cookies pour vous offrir une expérience utilisateur optimale. En continuant à utiliser ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies conformément à notre politique de confidentialité.

Retour en haut