Le récent texte sur l’affaire Julien Lacroix signé par Isabelle Hachey de La Presse en collaboration avec Marie-Ève Tremblay du 98,5 FM met de l’avant un argument central des mouvements de dénonciation : l’idée que la parole des femmes devrait être entendue et validée, même lorsqu’elle se fait dissidente de la volonté populaire – dans ce cas-ci, du mouvement #MeToo.
Loin de moi l’idée de m’opposer à cet idéal ou de contredire ici les propos des femmes qui ont témoigné, au contraire. Mais, quand on se penche plus avant sur son contenu, il faut admettre que le texte paru dans La Presse glisse, malgré ses intentions annoncées, sur certaines considérations et formulations périlleuses à propos desquelles j’aimerais apporter quelques nuances.
Se considérer comme une victime
L’article d’Isabelle Hachey repose entre autres sur l’idée que certaines des femmes ayant dénoncé Julien Lacroix ne se considèrent pas « comme des victimes ». Au-delà du vécu des femmes interviewées, je me permets de prolonger la réflexion : est-ce que ça existe, quelqu’un qui porte fièrement l’épithète de victime?
Je nous souhaite cet article serve ultimement à la mise en place d’une réflexion nuancée, plutôt qu’à une récupération sensationnaliste qui viendrait discréditer le vécu des survivant·es,
La définition du Robert offre quelques sens à ce terme, principalement : « 2. Personne qui subit les injustices de quelqu’un, ou qui souffre. Se prendre pour une victime. Elle est victime de son dévouement. » Le Robert insinue que la victimisation est quelque chose que l’on feint ou qui découle d’une trop grande abnégation. Selon cette conception, la victime devient linguistiquement et culturellement offerte, simulatrice ou responsable de son propre malheur.
On comprend sans problème que plusieurs personnes puissent ne pas s’identifier à un tel qualificatif. Les femmes plus grandes que nature qui m’entourent et qui ont subi diverses actions sur le spectre des violences sexuelles n’ont rien à voir avec cet état de passivité.
Je nous souhaite que ce commentaire qu’émettent les femmes interrogées dans l’article de La Presse serve ultimement à la mise en place d’une réflexion nuancée, plutôt qu’à une récupération sensationnaliste qui viendrait discréditer le vécu des survivant·es de tous crimes sexuels confondus.
Peut-on espérer dénoncer sans devenir « la victime de », sans être entièrement subordonnée à un individu? Peut-on dire « tu m’as fait quelque chose », sans avoir à remodeler son entière perception de soi (et de l’autre)?
Parent au foyer
Julien Lacroix devrait pouvoir sortir sans craindre pour sa sécurité et travailler s’il le souhaite. Pas dans le public ou dans l’industrie culturelle, cela va de soi. Mais subvenir à ses besoins de manière décente et aspirer à une vie correcte, oui.
Là où l’article de La Presse s’égare en terrain glissant, c’est lorsque le statut de père à la maison est mis à profit pour prouver les souffrances de la marginalisation. Comme si être parent au foyer était forcément une sentence – la pire qui puisse être imposée à un homme. Ce n’est pourtant pas ainsi que Lacroix le formule lui-même dans le balado animé par Marie-Ève Tremblay dont découle l’article, et où il insiste plutôt sur sa gratitude d’avoir la vocation de parent.
Le propos risque d’être mal interprété dans notre contexte social parfois encore englué dans une conception archaïque.
Je me permets de rappeler qu’il est acceptable de choisir d’être parent au foyer et qu’à l’inverse, la pénurie de places en garderies force de nombreuses femmes à mettre un frein à leur carrière. Tout est question de liberté de choix.
On comprend qu’il s’agit d’illustrer cette absence de possibilités pour Lacroix, mais le propos risque potentiellement d’être mal interprété dans notre contexte social parfois encore englué dans une conception archaïque qui place le père en pourvoyeur. Il est important de s’interroger sur l’impact des images et des formules employées quand on écrit sur un sujet aussi sensible.
La faute à Rosalie Vaillancourt?
Coup de théâtre, l’humoriste Rosalie Vaillancourt, qui compte parmi les neuf femmes dont les témoignages ont incriminé Lacroix, ne serait finalement pas une victime en bonne et due forme, parce qu’elle aurait participé à des coups pendables avec son ex-ami. Elle et lui se livraient une compétition du commentaire le plus vulgaire.
On oppose, dans le texte, le fait que Lacroix ait levé la jupe de Vaillancourt en public au fait que la jeune femme ait posé sa main sur l’entrejambe de Julien Lacroix. Il est sous-entendu qu’elle serait donc aussi fautive que lui.
Ce type d’équation comporte un angle mort monumental. Dans un monde aux tendances phallocentristes où il ne s’écoule pas dix secondes avant que la première neige ne soit barbouillée de dessins de pénis tracés au doigt, attirer l’attention sur l’entrejambe d’un homme n’a pas la même signification qu’exposer aux yeux d’une foule les dessous d’une jeune femme. Le premier cas, généralement considéré comme rigolo, s’inscrit dans un historique millénaire de glorification du phallus. Le second offre le corps féminin, incessamment lorgné, en pâture aux regards dans une posture ridicule ou honteuse.
L’attouchement non sollicité n’est pas acceptable dans les deux cas, mais une fois les deux gestes posés, il est trompeur de les placer sur un pied d’égalité en termes de connotation sociale.
Pire encore, on sous-entend que Rosalie Vaillancourt devrait la pérennité de sa carrière à l’exclusion de Julien Lacroix, qu’elle aurait co-orchestrée par jalousie.
Il va falloir que nous commencions à accepter que les femmes qui réussissent puissent devoir leur succès à leur talent et leur travail acharné. Par exemple, on commence à peine à se dépêtrer de la fausse logique selon laquelle la chanteuse Taylor Swift ne devrait ses réussites qu’à ses ruptures amoureuses et aux coups bas qui lui ont été portés, comme s’il était inconcevable qu’une femme reconnue ait d’autres moteurs que le ressentiment ou la vengeance.
Ni Taylor Swift, ni Rosalie Vaillancourt ne réussissent « grâce » aux dénonciations ou aux rivalités, elles prospèrent malgré. Croyez-moi, nous sommes beaucoup à rêver d’un monde où il serait plus aisé de briller uniquement par la valeur du travail bien fait, sans constamment surveiller nos arrières.
Plaidoyer pour le dialogue
L’article de La Presse annonce poser un regard critique sur le « phénomène planétaire » #MeToo. Peut-on vraiment prétendre analyser et esquisser les limites d’un mouvement mondial à l’aune d’un seul cas?
Les vagues de dénonciations qui nous secouent depuis 2017 n’ont laissé personne indemne, dénoncé·es comme dénonciatrices·teurs. Nous sommes collectivement meurtri·es, et il faudra davantage de recul pour pouvoir analyser les tenants et aboutissants d’un tel raz-de-marée.
Peut-on vraiment prétendre analyser et esquisser les limites d’un mouvement mondial à l’aune d’un seul cas?
Le terme « cancel culture » nous paraît peut-être nouveau, mais nous en pratiquions déjà les rouages depuis longtemps. Nous avons par exemple perfectionné l’habileté à refuser l’accès au monde du travail à des ex-détenu·es bien avant le mouvement #MeToo. C’est l’aspect social de « l’annulation » qui est nouveau : le Web transforme l’espace public en arène où des milliers d’yeux se scrutent en attente du moindre écart à ce qui a été décrété comme valable.
Chose certaine, les analyses du mouvement #MeToo et de ses répercussions nécessitent une posture de dialogue accrue. Et un dialogue, ça suppose une prise de parole démocratisée, bien sûr, mais tout autant d’écoute, d’empathie et de nuances.
Ultimement, les femmes qui ont pris la parole cette semaine dans La Presse dénoncent une instrumentalisation de leur vécu après qu’elles l’aient confié aux médias. Espérons que la manière dont a été rédigé ce nouvel article dont elles sont le cœur, ainsi que les récupérations qui en seront faites soient dignes de leur démarche et ne perpétuent pas précisément le phénomène qu’elles déplorent.